Le marchand de mort
ferma les yeux, s’efforçant à la patience. Thomasina avait trouvé un exutoire à sa fureur refoulée : elle cassait la glace à coups de marteau et en remplissait le gros seau à eau cerclé de fer. Kathryn regagna la cuisine. Sur le sol, les joncs mouillés noircissaient, aussi elle releva sa robe de laine pour aider sa servante Agnes à les rassembler afin de les sortir dans le jardin.
Agnes posa sur Kathryn son regard vif.
— Pourquoi ne pas les jeter simplement dans la rue ? Tout le monde le fait.
Kathryn acheva de lier une botte de joncs et secoua la tête.
— Non, Agnes, les rues sont encombrées de détritus, et les joncs font un bon terreau pour le jardin. La neige en les imprégnant d’eau les fera pourrir.
Elle sourit et ajouta :
— Et au printemps, les fleurs en seront d’autant plus belles et les simples, plus robustes.
Thomasina entra à grands pas, son gros visage avenant rouge et suant après l’effort.
— Maudite soit la neige, marmotta-t-elle, et maudite soit l’eau aussi !
Elle regarda le haut tas de joncs.
— Et où est ce fichu Irlandais ? Il devrait nous aider à nettoyer la maison. Il vit ici, non ?
Kathryn souleva la botte de joncs avec un sourire.
— Colum Murtagh est notre hôte et notre ami, Thomasina, et ne fais pas semblant d’être en colère. Tu es aussi inquiète que moi.
La nourrice s’accroupit pour aider Agnes à faire un autre tas, tout en ronchonnant :
— C’est un sot. Il aurait dû être de retour à Kingsmead hier. Il neige toujours.
Elle releva la tête, le visage préoccupé, maintenant.
— Vous avez entendu les histoires de Rawnose sur les meutes de chiens sauvages qui errent dans le Weald du Kent ? Quels salauds fainéants, ces verdiers du roi !
— Ne jure pas, Thomasina ! s’exclama Agnes sur un ton de reproche.
Elle se faisait l’écho de la réprobation habituelle de sa maîtresse, lorsque Thomasina proférait des insanités. Celle-ci répéta avec force :
— Ces salauds fainéants de verdiers du roi ! Ils auraient dû faire leur travail proprement, à l’automne, et traquer ces pauvres créatures.
Maintenant elles errent, sauvages comme des loups, et Maître Murtagh est là-bas, tout seul.
— Non, Henry Frenland se trouve avec lui, intervint Kathryn, cherchant à se rassurer elle-même autant que ses servantes.
Se redressant, Thomasina s’essuya les mains à son tablier.
— J’ai été mariée trois fois, déclara-t-elle, entonnant sa rengaine préférée, et je n’ai pas encore rencontré d’homme vraiment courageux. Les gens de Maître Murtagh, à Kingsmead, sont comme les verdiers du roi : des salauds fainéants !
Thomasina se serait volontiers mordu la langue. Kathryn avait perdu sa sérénité coutumière. La vieille nourrice l’observa avec attention. Sa maîtresse était négligée, elle ne portait ni coiffe ni voile sur ses cheveux noirs sévèrement noués sur la nuque ; des cernes sombres soulignaient ses yeux, et son teint ordinairement velouté était pâle et chiffonné.
— Pardon, Maîtresse, dit-elle, mais c’est la vérité, je m’inquiète pour Colum. Pourquoi est-il parti là-bas ?
Kathryn souleva une brassée de joncs et l’emporta au jardin. Quand elle revint dans la cuisine, Thomasina murmura à Agnes de continuer la besogne, et, s’avançant, prit la main de sa maîtresse. Elle sonda ses yeux gris-vert, notant les sourcils froncés et la bouche pincée.
— Quand vous étiez petite, chuchota-t-elle, je vous disais de ne jamais froncer les sourcils. Les belles gens sourient toujours.
Kathryn eut un sourire forcé.
Je suis anxieuse, Thomasina. Il fallait que Colum parte. Le fourrage pour les chevaux risquait de manquer, et les marchands de Cantorbéry en demandent trop cher.
— Ce sont d’autres salauds voleurs, marmotta la servante, pressant la main de Kathryn. Mais vous connaissez l’Irlandais, Maîtresse, il a couru de plus grands dangers et s’en est toujours bien porté.
Thomasina sourit.
— Comme la plupart de ces merdeux d’Irlandais ! Il sera de retour d’ici midi, maudissant le ciel, jurant, chantant, ou, pire, citant Chaucer pour bien montrer qu’il n’est pas un insecte de tourbière comme tous les Irlandais. Venez maintenant, on gèle ici.
Encouragée par Thomasina, Kathryn se lança dans un tourbillon d’activités. Une fois les joncs ramassés, liés et déposés à l’extérieur, on balaya le sol avant de le laver à
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