Le marchand de mort
Thomasina et Agnes se rapprochaient pour écouter avidement la conversation.
— Je me souviens, Alisoun était longue et mince comme un roseau, avec un joli visage et des cheveux blonds, déclara Kathryn sans préciser qu’un jour Colum lui avait trouvé l’oeil lubrique et la bouche vulgaire.
Elle-même connaissait Richard Blunt depuis l’enfance et l’aimait bien, alors qu’à son avis Alisoun était gâtée et capricieuse.
— Qu’est-il arrivé ?
— Eh bien, Richard est rentré tard chez lui, hier soir. Comme vous le savez, il achevait une fresque dans l’église Sainte-Mildred.
Luberon posa sa coupe sur la pierre du foyer.
— Or, chez Blunt, le solar n’est pas au rez-de-chaussée, mais à l’étage au-dessus. Richard se trouvait avec son fils Peter. Vous le connaissez, n’est-ce pas ? C’est un jeune garçon un peu simple et il nettoie souvent le plâtre avant que son père n’exécute sa fresque.
— Continuez, l’interrompit Thomasina avec vivacité. Par tous les saints du ciel, qu’est-il arrivé ?
— Je ne le sais pas exactement, rétorqua Luberon d’un ton sec. En rentrant, le vieux Blunt a surpris deux jeunes gens en train de folâtrer avec sa femme : un étudiant du nom de Nicholas, de Cambridge, et son ami le clerc Absolon, employé chez un marchand de grains.
Luberon cligna des yeux.
— Vous connaissez ce genre de garçons, Maîtresse Swinbrooke. Pour eux, toute femme est une bonne proie et rien ne leur plaît davantage que de planter des cornes de cocu sur la tête d’un homme. Quoi qu’il en soit, les deux jeunes gens étaient dévêtus et Alisoun aussi. C’est du moins ainsi que nous avons retrouvé leurs corps.
— Ils sont morts tous les trois ? s’exclama Kathryn.
— Oui. Dieu seul sait ce qui s’est passé, mais quand Blunt a ouvert la porte, il avait déjà pris son arc et son carquois.
Luberon haussa les épaules.
— Tout s’est achevé en quelques secondes. Nicholas a reçu une flèche en pleine gorge, Alisoun aussi. Absolon a voulu ouvrir une fenêtre pour sauter, mais la troisième flèche de Richard s’est fichée dans son dos.
Oubliant ses soucis, Kathryn se prit la tête dans les mains. Elle imaginait la scène ; le confortable solar où brûlait un bon feu, les gobelets de vin et les rires de gorge. Blunt était un maître archer – que lui avait dit un jour Colum ? Qu’un archer pareil pouvait tirer au moins six flèches à la minute, et faire mouche.
— Que s’est-il alors passé ?
— Le corps d’Absolon a basculé dans la rue, presque aux pieds de la veuve Gumple. Celle-ci a appelé le vigile qui est arrivé pour découvrir les deux autres corps ainsi que Richard tranquillement assis dans son fauteuil à contempler le feu. Il n’a pas cherché à nier le crime. Peter, qui était revenu plus tard de quelque course, se tenait auprès de lui, le regard vide.
— Où sont-ils maintenant ?
— Peter est toujours à la maison, mais on a emprisonné Richard au Guildhall. Il passera devant les juges du roi et sera sûrement pendu. Luberon énuméra ses arguments en les comptant sur ses doigts boudinés :
— Les meurtres ont été perpétrés de sang-froid. Nous avons les corps et nous avons le meurtrier.
— Dans quel état se trouve Richard ? demanda Kathryn.
— Oh, il est calme et paisible ! Il a tout avoué et est résigné à accepter ce que la cour ordonnera. Kathryn songea au fils unique que Blunt avait eu de son premier mariage, un grand jeune homme dégingandé, au visage mou.
— Ils n’ont pas arrêté Peter pour complicité ?
— Certes, non. La veuve Gumple se souvient de l’avoir vu remonter la rue après que le corps d’Absolon a basculé par la fenêtre.
Thomasina s’approcha et prit un tabouret près du feu.
— Si la veuve Gumple est mêlée à l’affaire, déclara-t-elle d’un air sombre, d’ici midi tout Cantorbéry sera au courant, et demain la nouvelle aura gagné tout le Kent. C’est qu’elle a la langue bien pendue, la vieille Gumple !
Kathryn dévisagea sa nourrice avec curiosité. La veuve Gumple, membre important du conseil de la paroisse, était une pipelette malveillante, prétentieuse et hautaine, et plutôt ridicule avec ses coiffures compliquées et ses robes à falbalas. Kathryn se demandait souvent s’il y avait une raison secrète à l’aversion et même à la haine qu’éprouvait Thomasina pour cette vieille commère pleine de sottise. Elle
Weitere Kostenlose Bücher