Le Maréchal Jourdan
s’arrêtaient les largesses de son oncle qui estimait que sa besogne
était ainsi correctement rémunérée et qui ne lui donnait pas un centime. En contrepartie, il
devait travailler entre huit et dix heures par jour, un peu moins sans doute le dimanche. Son
labeur était sans titérêt. Chargé d’assurer la propreté des locaux, il devait, en
outre, porter à longueur de journée de lourdes pièces de drap ou de soie, mesurer les tissus,
faire les paquets, en bref assurer toutes les fonctions subalternes, son oncle se réservant la
partie la plus titéressante du commerce : la négociation avec la clientèle.
Employait-il d’autres commis ? C’est possible mais non pas
certain et, dans l’affirmative, ceux-ci se seraient montrés enchantés de décharger
leur mauvaise humeur sur le grouillot. De son oncle, l’adolescent n’avait
aucune tendresse à attendre. Rude, parfois brutal, il distribuait plus facilement des paires de
claques que des compliments. Pourtant, Jean-Baptiste s’efforçait de bien faire et
travaillait avec sa conscience et son application habituelles. Dans un univers aussi sombre,
aussi fermé, quel pouvait être son avenir ? Avec lucidité, il n’en voyait
aucun. Analysant froidement la situation, il envisagea de s’enfuir de chez son
oncle, mais pour aller où ? Et comment gagnerait-il son pain ? Sans
compter que Jean-François le ferait sûrement rechercher par la police et, comme il était
mineur, il serait ramené et corrigé d’importance, encore si son oncle ne lui faisait
pas tâter de la prison.
À force de tourner et retourner le sujet dans sa tête, Jean-Baptiste finit par conclure que
le seul moyen d’échapper à cet enfer était de s’engager dans
l’armée du roi. Une fois qu’il aurait signé, son oncle
n’aurait plus la possibilité de lui mettre la main dessus. Le moment était on ne
peut plus favorable. Désireux de venger le désastreux traité de Paris qui, en 1763, avait mis
fin, dans les conditions les plus défavorables, à la guerre de Sept Ans, le gouvernement de
Louis XVI, après l’avoir fait avec discrétion, soutenait à présent
ouvertement les insurgés américains contre la Grande-Bretagne. Déjà, ceux-ci, en 1776, avaient
fait connaître au monde leur Déclaration d’indépendance. Ce n’étaient
donc plus des rebelles mais une jeune nation avec qui la France signait un
traité d’alliance qu’elle allait matérialiser en envoyant un corps
expéditionnaire renforcer les troupes de Washington. L’armée
française recrutait donc ouvertement des hommes et ne se montrait pas trop
potitilleuse pour connaître leur origine ou vérifier l’âge qu’ils
annonçaient.
Jean-Baptiste présentait les qualités requises : de taille moyenne, bien
proportionné, assez solide, il avait, semblait-il, la résistance physique que l’on
demandait aux troupiers. En outre, instruit d’un niveau très supérieur
à la moyenne, débrouillard et ne rechignant pas à la besogne, il y avait
incontestablement en lui l’étoffe d’un sous-officier et même peut-être,
avec un peu de chance, d’un officier subalterne.
Certes, la vie des soldats en garnison n’avait rien de très attirant. Les
punitions corporelles étaient appliquées au moindre écart, la nourriture frugale et la solde
maigre ; mais au moins les hommes étaient assurés d’un logement et de
faire deux repas par jour. C’était l’existence en temps de paix. La
guerre ayant été déclarée en octobre 1777, avec elle s’ouvrait une période
d’aventures où, si l’on courait quelques risques, ceux-ci étaient
compensés par de menus profits et des distractions… Et puis cela valait mieux que la
boutique de l’oncle Jean-François !
Profitant d’une des rares occasions où il pouvait délaisser son travail, le jeune
Jourdan courut au premier bureau de recrutement situé à proximité. Après quoi, ayant signé, il
se hâta de retourner chez son oncle pour assembler ses quelques hardes et annoncer son
changement d’état et, surtout, son départ. Jean-François Jourdan, qui
s’était imaginé s’être procuré un commis qu’il exploitait
honteusement mais qui allait demeurer dans sa dépendance pendant un nombre incalculable
d’années, entra dans une colère d’autant plus violente qu’il
avait compris qu’il était totalement impuissant pour contrecarrer la
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