Le Maréchal Suchet
réaliste. Elle allait leur permettre d’éviter un peu plus tard la confiscation de leurs biens. Pour l’heure, ils quittèrent leur foyer avec juste leurs vêtements sur le dos et un peu d’argent dans leurs poches. Ils n’avaient eu aucun moyen de réaliser la moindre partie de leur fortune.
I
L’APPEL DES ARMES
(1793-1794)
En cette période extrêmement troublée, où les dénonciations pleuvaient et où les tribunaux révolutionnaires envoyaient gaillardement les suspects à la guillotine, même une petite ville perdue au fond de sa province n’était pas un abri sûr. Le seul refuge à peu près garanti restait l’armée… Et encore fallait-il compter avec les représentants du peuple, commissaires politiques avant la lettre.
Devant les défaites qui s’accumulaient, en particulier dans le nord, et les révoltes intérieures, entre autres celle de la Vendée, la Convention à l’initiative de Carnot décréta, le 23 août 1793, la levée en masse : « Tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées », proclama ce dernier.
Dans le département de l’Ardèche, les enrôlements volontaires furent nombreux. Pour les travailleurs agricoles au chômage pendant des mois entiers, avoir le vivre et le logis assurés au prix d’un travail plutôt léger, même si les risques étaient grands, présentait un attrait certain. Ils s’engagèrent en grand nombre. Ce n’était pas la même motivation qui poussait les frères Suchet, mais le désir de se mettre un peu plus à l’abri. Ils étaient alors âgés de vingt-trois et vingt ans. Louis-Gabriel était de taille moyenne mais bien proportionné. Il portait une belle tête ; son regard vif dénotait son intelligence ; le dessin de la bouche traduisait la bonne humeur. Il passait déjà pour un bel homme.
Les frères gagnèrent Bourg-Saint-Andéol en bordure du Rhône, non loin de Pont-Saint Esprit. C’était là que se créait un nouveau bataillon, le 4 e de l’Ardèche. Les frères Suchet y furent incorporés comme simples soldats sans aucune difficulté. C’était une masse informe d’individus, et en dehors de quelques-uns qui avaient pratiqué la chasse, aucun ne savait même charger un fusil.
Le 21 septembre, le vice-président du Directoire du département les réunit et les invita, suivant la nouvelle coutume, à procéder à l’élection de leurs officiers. En principe, ceux-ci étaient supposés faire montre de vertus républicaines et, surtout, de talents militaires. Or, en dehors de deux ou trois anciens sous-officiers qui se trouvaient là presque par hasard, et qui un peu plus tard se révéleraient fort utiles comme instructeurs, les connaissances militaires des engagés étaient nulles.
Louis-Gabriel Suchet se porta-t-il candidat comme officier ? Ses camarades sentant instinctivement sa supériorité intellectuelle pressentirent-ils qu’il serait capable de les commander ? Il n’existe aucune certitude sur ce point. Toujours est-il que face à deux ou trois autres candidats quelque peu falots Louis-Gabriel fut triomphalement élu lieutenant-colonel par six cent cinquante-cinq voix sur sept cents votants. Après quoi on procéda au scrutin pour désigner les capitaines et lieutenants et Gabriel-Catherine sans que son frère soit intervenu en sa faveur se retrouva sous-lieutenant, ce qui n’était pas mal étant donné son jeune âge.
Quoiqu’il restât dans l’armée jusqu’en 1800, ce cadet n’y fit pas une carrière éblouissante puisque, lorsqu’il quitta l’état militaire pour rejoindre l’administration civile, il n’était encore, après sept ans de service, que chef de bataillon. Il y avait gagné le surnom de « Montredon » à l’origine inexpliquée. Il opta alors pour l’administration civile et y réussit plutôt bien puisque, en 1808, il sera directeur des droits réunis à Rouen. D’un commun accord, les deux frères laissèrent à l’oncle Jacquier la gestion de leur maison de commerce.
La tâche qui attendait le nouveau lieutenant-colonel était singulièrement compliquée. Certes, son bataillon fut équipé et armé mais, à l’époque, on considérait, non sans raison, que même avec un entraînement intensif, il fallait plusieurs mois, voire une année, pour faire d’un simple citoyen un soldat en y utilisant des chefs compétents. À plus forte raison lorsqu’il s’agissait d’instruire un bataillon entier. Or, Louis-Gabriel ne disposait pas
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