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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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faire endosser le maillot vert
à col bleu de l’Amicale Logréenne (grâce à quoi nous étions salués par des
coin-coin sonores quand nous entrions sur le terrain), sans l’avoir vraiment
voulu, faute de mieux, comme un pauvre remède à ma solitude.

 
    Sur la foi de mes exploits passés, Gyf m’avait annoncé comme
le sauveur qui allait propulser les Canards logréens vers la division
supérieure, si bien que pour mes débuts l’assistance avait doublé, mais comme
on passe de quatre à huit. Déjà les premiers commentaires à mi-voix, les mines
circonspectes du quarteron des connaisseurs, ne laissaient pas percer un franc
enthousiasme : sans vouloir préjuger de ses dons, ne serait-il pas un peu
fluet, le messie ? Quand il a le ballon, c’est-à-dire une fois qu’on l’a
servi sur un plateau, ce n’est pas qu’il ne sache pas quoi en faire, sans doute
pour le cirque serait-il parfait, mais toutes ses jongleries ne mènent pas à
grand-chose, sinon à redonner la balle à l’adversaire, et ceci
vraisemblablement dans la grande tradition évangélique où, plutôt que de rendre
coup pour coup, on préfère tendre l’autre joue, mais là, ce n’est pas le but
tout de même, le but c’est le but. Où est-il, l’annoncé qui devait rebâtir en
trois tours à sa façon le temple glorieux des exploits de l’Amicale ?
    Gyf en avait trop fait, trop dit. La déception était à la
mesure de l’espérance qu’il avait soulevée. Mais on considéra qu’il fallait me
laisser un peu de temps, le temps de m’acclimater, de découvrir mes
partenaires, et de me familiariser avec leur méthode de jeu. On me donna donc
une seconde chance le dimanche suivant. Mais ce ne fut guère plus probant, en
dépit de Gyf qui s’était démené comme un beau diable, courant aux quatre coins
du terrain, ses cheveux longs flottant derrière lui ou tourbillonnant devant
ses yeux, pour m’offrir le plus de ballons possible, me livrant du même coup à
la vindicte de nos camarades qui se lamentaient de toutes ces bonnes occasions
gâchées par ma propension à jouer seul.
    En même temps, c’était curieux de constater à quel point Gyf
n’avait pas changé. Il jouait déjà de cette manière à Saint-Cosmes,
inépuisable, et ce qui nous amusait alors, son côté mouche du coche toujours en
mouvement, adepte des causes perdues ou désespérées – comme de
sprinter après une balle dont chacun sait qu’elle va sortir –, se révélait
maintenant extrêmement payant, et c’est moi, le jongleur d’autrefois, qui
devenait la risée, si bien que je dus le consoler quand on m’avisa que je
devrais désormais faire mes preuves dans l’équipe réserve, comme si par ce
souvenir trahi venaient de s’envoler ses dernières bribes d’enfance.
    Du coup je perdis mon chauffeur, lequel ne pouvait plus
passer me prendre, les deux équipes jouant séparément, et c’est donc sur mon
Vélosolex que je gagnais Logrée. De là, si nous jouions à l’extérieur,
j’embarquais dans la voiture d’un joueur ou d’un accompagnateur, renouant avec
de vieilles habitudes que je m’étais plu à croire disparues. J’étais toujours
celui-là, le sans-père, le démuni, qui dépendait du bon vouloir des autres.
    Nous étions deux à n’avoir pas le permis de conduire, à attendre
près du café des Sports qu’on veuille bien nous emporter : La Fouine,
petit homme à peu près demeuré, et moi. Cette appartenance à la même confrérie
des inaptes à la modernité nous rapprochaient par la force des choses - y
aurait-il de la place pour les deux idiots ? D’ailleurs lui l’était d’une
manière presque officielle. S’il ne conduisait pas il avait au moins des
excuses, ne sachant ni lire ni écrire, ou si peu, de sorte qu’il attendait
confirmation avant d’entrer dans le vestiaire réservé à son équipe, de crainte
de déposer chez l’adversaire les deux ballons dont il était responsable.
    C’était tout le sel de sa vie, ces deux ballons. Alors
qu’ils n’en avaient plus besoin, le cuir étant plastifié, il les emportait chez
lui pour les enduire d’un produit quelconque, si bien qu’ils brillaient comme
des soleils dans le filet qu’il portait sur son dos, ce qui lui faisait une
silhouette de petit bossu quand il les couvrait d’un grand capuchon vert qui
lui tombait aux pieds. Car il ne devait pas dépasser un mètre quarante, et son
poids à l’avenant. Quand je lui demandai s’il avait un prénom,

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