le monde à peu près
improvisé.
Gyf, tes lunettes, tu es myope ? Gyf s’arrête au milieu
de l’échelle, surpris de m’y voir au pied, laissant filer à regret la longue
jupe de sa compagne à travers le rectangle découpé dans le plafond entre deux
chevrons, et, se retournant vers moi à contre-cœur, me regardant de haut,
pourquoi cette question, le film était flou ? Non, non, enfin oui, mais
pour moi seul, j’ai la vue trop courte pour atteindre distinctement l’écran, il
me manque quelques centimètres, alors, si tu étais myope, Gyf, j’en serais
heureux, pour moi bien sûr, car c’est une infirmité, et je ne la souhaite à
personne, ou peut-être à toi quand même, car dans ce cas tes lunettes, si tu me
les passais, elles me seraient d’un grand secours, par exemple pour ne pas
donner mes coups d’archet à contretemps, car c’est pour le violon, bien entendu,
pas du tout pour les filles, qu’est-ce que tu vas chercher, on est là pour la
beauté du geste, on travaille pour l’art, et Gyf qui ôte sa monture, tu la
connais ? De qui parles-tu ?
Mais il disparaît à son tour à travers le plafond, happé par
les bras impatients qui se tendent vers lui et l’arrachent à la vue des
Terriens, et ce ravissement, c’est le comble de la solitude pour celui, le plus
lourd que l’air, qui reste rivé au sol, réduit, tête basse, à chausser les
improbables lunettes dont l’extrémité courbe des branches est constituée d’un
ressort spiralé qui épouse l’arrière des oreilles en cisaillant la chair, ce
qui explique pourquoi les verres se plaquent contre les orbites, occasionnant
un bourrelet de peau au-dessus des pommettes, si bien qu’il vous semble porter
des prothèses de soudeur tant il est presque impossible de se frotter l’œil en
glissant un doigt entre le verre et la paupière. Mais, hors ce détail
esthétique, c’est vrai qu’on y voit plus clair. Dès ce moment vous vous
identifiez à Gaspard Hauser sortant de sa cave, vous avez la sensation de
partir à la découverte du monde. Vous entamez un rapide tour du propriétaire,
duquel il ressort que l’état de la cuisine s’arrangeait mieux d’une vue
brouillée, laquelle est généralement plus indulgente avec la crasse, les rides
et autres imperfections. Au lieu que là, avec ce passage à la troisième
dimension, cette mise en relief d’un morceau de pain sur la table, énigmatique
soudain, ou cette apparition des cercles de vin imprimés par le pied des verres
sur le bois, rien ne vous échappe. Du coup on devient critique, tout est motif
à commentaire plus ou moins désagréable : les murs qui mériteraient d’être
repeints, le sol d’être balayé, et le plafond débarrassé de ses toiles
d’araignée. Même le Che, qui honnêtement ressemble moins à un chardon, apparaît
plus ridicule encore avec son Ovni sur la tête.
Mais vous n’êtes pas au bout de vos peines de voyant. Reste
à subir l’épreuve du miroir. Celui qui est suspendu par une chaînette à un clou
près de la porte qui mène à la salle dite de projection. Or vous n’en êtes pas
encore à ce stade où vous marchez sur un trottoir sans chercher votre reflet
dans une vitre, où vous négligez votre double inversé. Qu’une glace se présente
et c’est l’affrontement, le cruel face-à-face, cet éreintant, ce
décourageant : c’est moi, celui-là ? vraiment ? Vous n’avez rien
d’autre à me proposer ? Et peut-être que sans les lunettes je ne l’aurais
même pas remarqué, ce petit miroir encadré d’une baguette chromée sphérique, à
l’angle inférieur droit brisé découvrant un carton gris, mais il y eut soudain
cet effroi au moment de baisser les yeux et de franchir la porte de
l’étable : un avatar gyfien dans la glace.
Et la claire vision ne vous pardonne rien. Cette idée de
vous-même avec laquelle vous vivez dans votre repli de brumes, dont tant bien
que mal vous vous accommodez, que vous finissez par trouver presque acceptable,
soudain la voilà impitoyablement dénoncée, laminée, anéantie : celui-là
avec ces lunettes désespérantes, ces cheveux longs plaqués par l’humidité, ces
joues mal rasées, celui-là que vous plaigniez quand il s’agissait de Gyf,
celui-là, eh bien, inutile de se raconter des histoires, celui-là c’est vous.
Et vous poseriez immédiatement l’effroyable monture sur la table si le guitariste
à ce moment ne vous appelait, vous annonçant qu’il a remis le film en place,
vous demandant
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