Le Pacte des assassins
sûrement partie de l’entourage
du Duce. Je veux, camarade, que tu participes aux réceptions, que tu fasses
savoir à Hitler que je considère son pouvoir comme légitime, et que Staline est
prêt à ouvrir avec lui des négociations.
Il s’interrompt puis résume :
— Pas de guerre entre nous.
Il frôle mon épaule de sa main, sa voix se
fait plus grave, mielleuse.
Il sait les sacrifices consentis par les
communistes allemands, dit-il, les persécutions dont ils sont l’objet. Mais, en
cette année 1934, il faut voir la situation de plus haut. La guerre vient. La
Russie soviétique ne doit pas y être impliquée.
Staline s’est penché vers moi, les paupières
mi-closes, et à cet instant je me suis souvenue que Heinz m’avait confié, après
l’avoir rencontré : “Il a les yeux jaunes comme ceux d’une hyène ou d’un
loup. On exécute ses ordres ou on meurt, et même si on lui obéit, il peut
décider de vous tuer parce qu’il pense qu’il faut être l’allié de la Mort et qu’à
la fin c’est toujours elle qui gagne.”
Heinz avait ajouté : “Lénine ne l’a pas
compris ; face à Staline, ce n’était en fait qu’un naïf.”
Heinz avait souri. Nous avions appris par cœur,
à la mort de Lénine, le texte de la lettre au Comité central du Parti, ce testament dans lequel il avait jugé sévèrement, pensait-on, Staline :
“Staline est trop grossier, avait écrit
Vladimir Ilitch, et ce défaut, supportable entre communistes, devient
intolérable dans la fonction de Secrétaire général, c’est pourquoi je propose
aux camarades de réfléchir aux moyens de déplacer Staline de ce poste ; et
de nommer à sa place un homme qui, en tous points, lui soit supérieur, qui soit
plus patient, plus loyal, plus poli, et qui ait plus de considération envers
ses camarades, moins capricieux…”
Trop tard : on ne pouvait que s’incliner
devant l’homme aux yeux jaunes.
Il s’était encore approché de moi et j’avais
respiré son haleine alourdie d’âcres relents.
— Tu comprends ma position, Julia Garelli ;
tu l’approuves, bien sûr ?
J’avais baissé la tête.
Refuser, c’était mourir et entraîner Heinz
Knepper avec moi dans la fosse.
— Bien, bien, bien. Tu pars demain pour
Venise.
Tout à coup, il avait ri, dévoilant des dents
irrégulières et noircies.
— Là-bas, tu seras à nouveau et seulement
la comtesse Julia Garelli. Peut-être vas-tu être tentée de ne pas revenir ?
Il avait eu un mouvement des épaules.
— Mais tu ne peux pas abandonner Heinz
Knepper, n’est-ce pas ? »
Après cette dernière
phrase, Julia a tiré un trait dans son carnet, puis elle a écrit au milieu de
la ligne suivante :
« Venise, 12 juin – 5 juillet 1934 »
Elle a donc passé
plus de trois semaines dans le palais de marbre gris de sa naissance.
Elle a marché Riva degli Schiavoni, sous le
soleil printanier, dans cette ville qui lui est apparue si fantastique qu’elle
en a pleuré. Le contraste entre l’hôtel Lux, la peur, la terreur, la grisaille
d’une ville à genoux, avec ces longues queues de femmes en fichu attendant
devant les prisons de Moscou pour obtenir des nouvelles des « disparus »,
et Venise immuable où les oriflammes noirs du fascisme paraissaient dérisoires,
ce contraste-là était trop grand, insoutenable.
Je sens – je sais – qu’elle a été tentée de
demeurer là, dans cette chambre du premier étage, à regarder les vaporetti
glisser sur la lagune. Elle écrit :
« Je renoue avec ma vie.
Je reste assise dans la cave où, en 1917, j’avais
caché Heinz, où je l’avais soigné, où nous avions préparé notre fuite.
Émue aux larmes.
Je demande à Marco, discret et élégant comme à
son habitude, soucieux de m’aider, de me permettre de l’accompagner à l’aérodrome
de San Nicolo où l’avion de Hitler doit se poser.
Vu, à quelques pas, Mussolini, outre gonflée d’orgueil,
de suffisance, et autour de lui les hommes-insectes qu’il écarte d’un geste, qu’il
rassemble, qui se courbent, qui singent leur Duce.
Marco, à l’écart avec ce diplomate allemand, Karl
von Kleist, qu’il m’a présenté et qui a préparé la visite du Führer.
Voici Hitler. Il apparaît dans l’encadrement
de la porte de l’appareil qui vient de se poser. Il descend maladroitement l’échelle
de métal, son chapeau à la main, les cheveux soulevés par le vent, le corps
serré dans une gabardine gris brun,
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