Le Pacte des assassins
contenait.
Tout était là comme une drogue dure, et il avait
suffi de quelques pages couvertes de l’écriture minuscule mais parfaitement
calligraphiée de Julia Garelli-Knepper pour que le passé m’envahisse et que, plusieurs
heures durant, je perdisse conscience du présent.
Plus de sanctuaire, plus d’oliviers. J’entendais
des pas.
Ce n’était point ceux de madame Cerato, mais
le martèlement bruyant des agents des « Organes » qui, chaque nuit, à
Moscou, en ce début d’année 1934, arrêtaient à l’hôtel Lux tel ou tel camarade
étranger sans qu’on sût pourquoi, et personne ne paraissait remarquer l’absence
de son voisin devenu traître, espion, renégat trotskiste, fasciste, nazi…
« Terreur , écrit Julia. L’assassinat de Kirov, le secrétaire du Parti de
Leningrad, sert de prétexte à l’arrestation de dizaines de vieux camarades.
Meurtre mystérieux. Affaire privée ? Provocation ?
Terreur : nous nous terrons.
Heinz ne parle presque plus. Ses cheveux ont
blanchi.
Je sais que sa foi est morte. Il ne l’avouera
jamais, mais son regard est vide.
De nombreux camarades allemands qui avaient
réussi à fuir la Gestapo et dont il connaît le passé révolutionnaire ont
disparu dans les bruits de pas nocturnes, les claquements de portes et les
sanglots des épouses.
Heinz continue chaque matin à se rendre
ponctuellement à son bureau du Komintern, situé dans une aile de l’hôtel Lux. Mais
qu’est devenue l’Internationale communiste, sinon le poing avec lequel Staline
frappe ceux qui s’opposent à lui dans les pays étrangers ?
J’ai appris qu’en France, en Suisse, en
Espagne, des camarades ont été assassinés, emprisonnés, abattus d’une balle
dans la tête ou poignardés.
Que faire ?
D’un côté le fascisme, le nazisme, de l’autre
cette dictature chaque jour plus implacable et qu’on appelle “le socialisme
dans un seul pays”. »
L’écriture se fait plus minuscule encore et me
contraint à lire plus lentement.
C’est comme si j’étais un archéologue qui
creuse la terre pour atteindre la mosaïque enfouie, puis pénètre dans une
galerie dont il ignore où elle va. Il craint de se perdre dans ce labyrinthe, il
ne tient aucun fil d’Ariane, mais il doit poursuivre jusqu’à cette salle où
tout à coup surgit de la nuit le Minotaure :
« Vu Staline, cette nuit. C’est sans
doute pour que ce rendez-vous demeure secret que Heinz a été convoqué à une
série de réunions du Komintern qui, exceptionnellement, doivent se tenir durant
toute une semaine à Leningrad.
Staline pue le tabac et la sueur, le vieux
cuir aussi. Je ne l’ai plus revu depuis des années. C’est le seul homme dont j’aie
senti qu’il avait en lui la puissance et la cruauté d’un carnassier. Il est à l’affût.
Je ne saisis pas son regard, et pourtant il me fixe.
— Ceci est entre nous, camarade Garelli.
Il lève difficilement sa main gauche ; le
bras est court, à demi paralysé. Il écarte les doigts.
— Voilà ceux qui savent, dit-il. Personne
d’autre ne doit savoir. Tu comprends ce que cela signifie, Julia Garelli ?
Mort pour Heinz Knepper si je lui confie que
le secrétaire de Staline est venu me chercher à l’hôtel Lux, si j’évoque le
trajet dans la limousine aux vitres fumées, les couloirs du Kremlin déserts, Staline
avec sa vareuse grise, ses bottes de cuir souple, ses yeux plissés, la peau de
son visage grêlée, sa voix rauque :
— Tu es italienne, comtesse Garelli…
J’ai l’impression qu’il se pourlèche les
babines tout en se lissant la moustache, en ne cessant de me dévisager.
— Tu es aussi allemande, épouse Knepper.
Sa voix siffle quand il prononce le nom de
Heinz.
— Ton frère, le comte Marco Garelli, est
au cabinet de Mussolini.
Il écarte les bras, le gauche à peine levé.
Il hoche la tête ; peut-être sourit-il.
— Tu mesures la confiance que j’ai en toi :
tu pourrais être suspecte, mais, au contraire, camarade Garelli, le fait que tu
aies rompu avec tes origines, ta classe, ta caste, pour suivre un Juif allemand,
plaide pour toi.
Il se lève. J’avais oublié qu’il était aussi
petit, que son corps fut à ce point inélégant, sa démarche pesante, sans grâce,
celle d’un lourd plantigrade.
Il tourne autour de moi, les mains derrière le
dos. Il parle vite. Je dois partir pour Venise où Hitler se rend les 14 et 15
juin afin d’y rencontrer Mussolini.
— Ton frère fera
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