Le Passé supplémentaire
monsieur de La Rochelle est venu avant-hier. Il avait l’air déçu de ne pas vous trouver ! Pensez, venir de si loin pour rien ?
— Il reviendra, dis-je. C’était Drieu.
Elle me fixa avec de gros yeux à l’affût.
— Dieu… Vous avez dit Dieu !
Je m’étais juré de ne plus rire aux éclats bêtement mais là, vraiment, c’en était trop.
J’ai compris, devant son air apeuré, qu’elle découvrait brusquement que le jeune homme de famille qui lui faisait la causette était devenu fou.
— Dieu, vous avez dit Dieu ?
Je n’ai pas démenti.
— Vous n’y croyez pas en Dieu ?
— Non, Pélagie, pas encore.
J’ai dû baisser dans son estime, ce jour-là.
Je ne sais plus très bien ce que je faisais sur les marches de l’hôtel Matignon. Mais, j’y étais. « Sois là où il faut, quand il faut », m’avait dit Maurice Sachs, du temps où il m’apprenait à vivre. J’avais bien retenu la leçon.
L’escalier de la présidence du Conseil avait détrôné celui du Casino de Paris. Madame Hélène de Portes causait du tort à Mistinguett.
Elle précédait le vent de l’Histoire qui s’engouffrait là entre deux haies de gardes républicains, et une meute de journalistes, attentive au moindre de ses faux pas. Elle les descendait avec élégance, les marches de Matignon, l’amie de M. Paul Reynaud.
— Entre, me dit-elle.
Elle me tutoyait déjà bien avant qu’elle soit la Marianne d’une république qui agonisait aux ordres de son amant.
— Comment ; tu n’es pas à la guerre ?
— Non, comtesse.
J’allais me justifier.
— Ne m’appelle pas comtesse, me dit-elle, ce n’est pas l’endroit. Cache-toi, voilà Weygand qui passe.
Je l’ai attendue plus d’une heure dans le bureau vide d’un fonctionnaire, sans doute en congé. Avant de me sauver à l’anglaise, je lui ai fait transmettre mes hommages par un huissier qui n’a pas dû oser l’aborder.
Je ne devais pas la revoir. Elle s’est tuée en voiture deux mois plus tard, sur une route de France qui mène à Vichy, où elle se rendait, pleine d’espoir, à l’enterrement de cette Troisième République, dont elle fut le dernier sourire.
Le gros neveu breton de Pélagie Pontin m’énervait. C’était un jeune marin de M. Darlan, en permission pour trois jours. Il était enchanté de sa bêtise, il m’expliquait longuement que Toulon, c’est loin de Concarneau, qu’à Sedan, la marine, elle n’aurait pas baissé le pantalon.
Il portait son pompon rouge comme le symbole d’une virilité irrésistible. Bien des femmes pouvaient en parler.
C’était un con. La preuve, il disait toujours, à propos de tout et de rien : « On n’arrête pas le progrès… »
Ce à quoi je lui répondais : hélas !
S’il tient une petite place dans mon souvenir, c’est à une exclamation imbécile qu’il la doit : « On n’arrête pas le progrès ! ». J’avais horreur du progrès, je sentais qu’on ne pouvait pas lui faire confiance béatement. Je voyais bien ce qu’il y avait de ridicule à imaginer Gamelin s’émerveillant de ce qu’on arrête pas le progrès à la veille d’une lamentable déroute devant les Panzers.
Nous n’en étions pas encore là, mais les choses ne tournaient déjà plus aussi rond que prévu.
Je me sentais très seul dans ce Paris agité qui s’apprêtait à plier bagage.
À défaut d’écrire un livre, je consignais mes états d’âme sur des feuilles de papier volantes que j’ai perdues. Je cherchais Drieu La Rochelle que je ne trouvais pas. Emmanuel Berl ne le voyait plus. Fataliste, il s’en accommodait.
— Il est, paraît-il, fâché avec moi.
Son pessimisme naturel était vraiment d’actualité.
Il venait de boucler le dernier numéro des Pavés de Paris.
— Tout va mal, tout va très mal, tout ira de plus en plus mal, me dit-il pour la centième fois.
Je n’avais pas envie de lui reprocher d’avoir eu raison trop tôt. Dans sa colère, il me jeta Poincaré à la figure comme si je l’avais inventé. Cocteau m’avait prévenu amicalement « Monte si tu veux, mais ce n’est pas le bonjour … »
J’attendais François.
Les journaux disaient que les parlementaires ne tarderaient pas à être rappelés.
La concierge de l’avenue Ségur s’inquiétait pour son Lucien, prisonnier dans le meilleur des cas. Lucien ! Cela me ramenait à Deauville en 1925. Il devait en faire des jaloux dans son stalag en racontant les Dolly
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