Le Passé supplémentaire
Sisters toutes nues dans son lit quand il était chauffeur de comte.
Le Willy de Valentine, gigolo mais patriote, avait rejoint la Royal Air Force, et moi j’écrivais des chansons tristes pour la vedette de l’entracte d’un cinéma de la rue d’Avron.
Il ne me reste de ma mère
Qu’une vieille adresse argentine
Et la photo d’une étrangère
Qui lui ressemble, j’imagine.
Mon père, poliment, s’est caché
Sous des chrysanthèmes d’automne
Il ne pouvait plus supporter
La chanson des bandonéons.
J’ai traîné mon adolescence
Dans les quartiers résidentiels
Et j’ai si mal à mon enfance
C’est qu’il m’a manqué l’essentiel.
— C’est trop compliqué pour le populo, me disait-elle. Son répertoire c’était plutôt le genre : « fille d’usine abandonnée ».
Elle s’appelait Simone Lenoir.
Je gardais la porte des waters qui lui servaient de loge pendant qu’elle enfilait une hideuse robe de satin mauve ouverte sur son dos.
Les malfrats du XX e arrondissement, qui venaient pour Mireille Balin, la sifflaient copieusement. Elle ne s’arrêtait pas pour autant. « Je suis une artiste, tu comprends et une artiste ne renonce pas pour si peu. »
Elle avait au moins trente-cinq ans, elle mangeait une fois sur deux pour payer son pianiste et son coiffeur.
J’aime les chanteuses minables qui font des galas dans le Cher, le dimanche en matinée.
Simone Lenoir était célèbre à Vierzon.
Elle chantait avec son bas-ventre des couplets dérisoires qui me faisaient monter les larmes aux yeux. Sa voix traînait la brume sale des banlieues ouvrières. Elle m’émouvait.
Ai-je vraiment été amoureux d’elle ? Je l’ai cru. Elle aussi.
Oh ! la tête de Pélagie, quand elle a découvert dans mes cendriers des mégots tachés de rouge à lèvres, et dans ma salle de bains des linges tachés de rouge eux aussi et qui trahissaient clairement une présence féminine dans ma vie…
Simone n’avait pas bon genre. Elle dormait jusqu’à midi. Elle me faisait l’amour mieux que la cuisine. Je n’y voyais pas d’inconvénient. J’avais les moyens de nous offrir le restaurant. Pélagie, femme honnête, elle, me prédisait la ruine plus quelques maladies honteuses et inguérissables.
Simone me disait : « Viens, môme, on va s’aimer. On a une heure devant nous, après j’ai une audition dans une boîte à strip. »
Chanter, elle ne pensait qu’à ça. Devenir une grande comme la Piaf ou la Boyer… « Mais attention, avec ma personnalité. »
Elle n’entendait rien à la politique, elle n’entendait pas non plus son futur public arriver au pas de l’oie aux portes de Paris.
Il lui importait peu qu’il vienne d’Outre-Rhin en service commandé.
— Tu sais, môme, le talent n’a pas de frontières.
Elle n’avait pas tort mais elle oubliait simplement que la guerre n’en avait pas non plus et que les touristes bottés que Paul Reynaud venait d’inviter à visiter Notre-Dame sans la casser ne se contenteraient pas d’aller l’applaudir rue Pigalle.
Simone Lenoir était montée à Dijon, dans le train qui me ramenait de Genève à Paris. Elle termina le voyage sur mes genoux. C’était sûr, nous devions nous marier.
Je lui avais même acheté un piano pour qu’elle puisse répéter – un Gaveau – seulement voilà, j’aurais dû me méfier du sympathique colonel allemand qui la payait très cher pour qu’elle lui chante Lily Marlène en privé.
Je venais de vivre un grand amour de trois semaines. Une fois de plus, je me retrouvais les mains nues.
Même Pélagie rendait les armes : pour un étranger, elle ne le trouvait pas mal le colonel.
— Quelle prestance, et si poli avec ça !
Simone, elle, avait des circonstances atténuantes. Pendant dix ans des compatriotes l’avaient huée, sifflée, humiliée. Elle se vengeait en faisant bander nos envahisseurs.
À plat ventre au creux d’un fossé à une vingtaine de kilomètres d’Orléans. Je ferme les yeux, je serre les fesses, je ne suis pas le seul.
Vu du ciel les amis du colonel à Simone se régalent du spectacle de la France allongée. J’ai peur de prendre une bombe sur la tête. C’est un soldat français qui me tombe dessus épuisé, il court depuis trois jours !
Il est hagard.
Je me redresse, il s’endort sur place, et l’interminable cortège des vaincus se remet en branle.
Je reprends la file derrière un corbillard transformé en garderie d’enfants. Chiffonnée au fond
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