Le Passé supplémentaire
m’arranger, mais c’eût été tricher. J’avais d’ailleurs laissé passer ma chance avec Gide.
Juif ? Non, Drieu ne me l’aurait pas pardonné, et puis les grands ciseaux du rabbin ne m’inspiraient pas.
Historien ? Ma fiche d’hôtel en faisait foi, mais rien n’était moins sûr et Arthème Fayard ne l’aurait pas juré. Alors quoi ?
C’est à cette époque que j’ai choisi mes parents. Après avoir longtemps pesé le pour et le contre, j’ai opté pour la plus vraisemblable des hypothèses.
— Je suis le fils d’Evita Perón et du Soldat inconnu.
De ma mère, il me restait une vieille adresse argentine, oubliée au fond d’une poche d’un pantalon que je ne mettais plus. De mon père, je ne savais rien qu’une flamme ranimée tous les 11 novembre par des vieillards cacochymes. Cela ne suffisait pas vraiment à mon bonheur.
On ne danse pas le tango en Suisse. Néanmoins, la radio genevoise n’ignorait pas tout à fait mon célèbre ex-beau-père. Deux, trois accords de sa musique entreprenante suffisaient à m’émouvoir.
« M. Carlos Gardel vient de nous interpréter : Buenos Aires mi querido.
On apprend que la veuve du chanteur vient de confier en exclusivité, à un journaliste américain, les souvenirs de ses dix années de vie commune avec le dieu du tango. » Quand Carlos posait sa guitare, c’était pour dormir ou me battre… « Ainsi commence le douloureux récit d’une femme brisée… »
Pauvre maman ! Vous avez vendu votre Argentin pour quelques milliers de dollars. Il ne valait pas cher. Mais vous avez mis longtemps pour vous en apercevoir. Me reviendrez-vous un jour ?
Sitôt ma lettre postée, je regrettai la dernière phrase. C’est « revenez-moi, je n’en peux plus », que je voulais dire.
Je me suis consolé en pensant que, de toute façon, les bandonéons couvriraient ma voix.
C’est généralement le matin, à l’heure du petit déjeuner, que je réglais rapidement la question sexuelle quand elle s’imposait à moi avec trop d’insistance.
La petite bonne qui en profitait me reprochait timidement de ne pas y mettre assez de cœur.
Jules qui veillait sur le personnel domestique lui avait ordonné de s’attarder dans ma chambre, aussi souvent que je le désirais. Il lui avait fait la morale :
« Quand on a dix-sept ans, qu’on est orpheline et pauvre, en Suisse, en 1940, on s’estime heureuse de son sort. ».Elle me tendait les fesses gentiment. Elle me disait « merci monsieur ».
Lucile descendait des alpages. Je traitais ses fesses avec désinvolture. Je ne l’aimais pas, mais j’avais pour sa personne des attentions que Jules jugeait excessives.
— Vous êtes trop bon, mon cher maître, me disait-il.
Il ne savait pas la volupté de plonger quelques pièces de monnaie dans la poche du tablier blanc que Lucile ne mettait que pour moi.
Pour être tranquille, sinon heureux, je m’efforçais de réduire au maximum la part du hasard. J’avais des habitudes à ma disposition.
La guerre s’éternisait. Valentine ne répondait ni à mes lettres, ni au téléphone.
François, dans les Ardennes, partageait son chocolat avec ses camarades de combat qui ne combattaient d’ailleurs pas plus que lui. La Tribune de Lausanne appelait cela : « La drôle de guerre ».
Les rares clients du « Beau Rivage » se contentaient de me saluer discrètement. Ces gens-là n’étaient pas décidés à se compromettre avec un Juif communiste, pédéraste et peut-être même déserteur. Seul Louis II de Bavière avait eu la courtoisie de me présenter ses condoléances, ce qui m’avait touché.
C’était une femme élancée, aux cheveux courts et disciplinés. La rigueur de sa tenue sombre lui donnait fière allure. Elle n’avait plus d’âge, cela se voyait à ses joues. Mais ses yeux, mais sa voix virile défiaient tous les calendriers du monde. Nous sommes vite devenus amis.
— Mon garçon, je vous autorise à m’appeler Louis, m’avait-elle lancé familièrement.
Une femme charmante ce Louis II de Bavière !
Elle se lamentait :
— Ah ! si Adolf m’avait écouté, c’est un bon bougre, au fond, mais cette Eva le perdra. Elle a la folie des grandeurs. Mais qu’est-ce qu’elle se croit ? Je la connais, vous savez. On a débuté ensemble, elle se prenait pour l’impératrice d’Autriche. Bien avant mars 1938.
On ne peut pas être indiscret avec un roi. Je brûlais pourtant d’en savoir plus. Jules qui,
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