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Le Passé supplémentaire

Le Passé supplémentaire

Titel: Le Passé supplémentaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pascal Sevran
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m’y rendais tous les après-midi à l’heure où les marchands de cigares et de chocolats se désespèrent.
    Officiellement, j’étais monsieur l’historien qui passe. On n’est jamais celui que l’on croit.
    Une chaise en bois, rouge ciré, toujours la même, m’attendait dans l’ombre feutrée d’un bar : le « Bar étroit » bien fréquenté. Les grands écrivains suisses venaient parfois s’y concentrer devant un café au lait. Comme moi. Il ne faut pas s’étonner de rencontrer des gens curieux en Suisse.
    Pour un fabricant d’automates, au teint gris, j’étais un fier communiste traumatisé par le pacte germano-soviétique… Le garçon du « Bar étroit » qui marchait les yeux baissés trouvait que, pour un Juif, mon nez n’était pas assez crochu… Je m’en excusais. Mon souci de ne pas décevoir m’entraînait à raconter au fabricant d’automates mes premiers émois marxistes ; Gide, en cachette de Cocteau, me faisait réciter Le Capital. Preuve de confiance suprême, je lui lisais le brouillon de mes poèmes : « Mon parti m’a rendu les couleurs de la France. » Il aimait cette phrase, il me demanda la permission de la noter.
    Au garçon du « Bar étroit » qui me cacherait, s’il le fallait, je m’excusais aussi pour le Christ. Il ne doutait pas de ma sincérité.
    On ne les entend pas, mais les gens parlent en Suisse. Une mère me proposa son fils « car moi, monsieur Proust, je n’ai pas peur des pédérastes de Paris et j’ai lu tous les livres de votre père ».
    Elle ne savait pas, qu’en plus, j’étais juif et communiste.
    Professeur de pédérastie !
    La proposition était inattendue. Je m’y dérobai, faute de temps ! Mais mon espièglerie naturelle m’entraîna aussitôt à commander une madeleine pour la tremper dans un café au lait.
    — Question d’hérédité, dis-je très naturellement.
    — Votre père, monsieur Marcel, avait raison : chaque personne est bien seule, me confia la mère entre deux sanglots protestants. Elle m’énervait, je n’aime pas voir pleurer les femmes.
    Je m’imposais des manières distinguées. Comme celle de ne plus jamais rire en public, par exemple.
    Je m’autorisais seulement à sourire quelquefois dans ma tête. Les Proust, pédérastes, de père en fils ! Éleveurs de petits garçons en gros !
    Que pouvait bien faire Valentine ? Il m’arrivait de me le demander.
    François ! Je savais, il me l’avait écrit… Il défendait sa patrie : La Tribune de Lausanne me l’avait confirmé. Au front, pas question de Front populaire, les députés n’ont qu’un parti : celui de la France. Pas de doute possible, donc ! Dans les Ardennes, probablement, François attendait sans impatience une mort probable.
    À l’hôtel « Beau Rivage », moi, j’attendais une bouteille d’eau minérale plate.
    J’aurais pu avoir honte. Au moins un peu ! Pas du tout. Aucun sentiment de culpabilité ne troublait mon repos.
    Je pensais bien que la victoire (si victoire il y avait) ne tiendrait pas à moi.
    François, lui, n’avait pas d’autre projet que la France.
    Je lui ai acheté des cigarettes roses et bleues, des chocolats en plaques géantes, des cigares très chers, et du lait sucré en tube. J’ai préparé un solide paquet sans trop savoir où je devais l’envoyer. Je l’ai finalement adressé au siège du parti socialiste, cité Malesherbes, avec la mention « faire suivre au front » . J’espérais qu’un vieux militant dévoué s’en chargerait.
    La guerre ne faisait pas un bruit inconvenant dans les salons du « Beau Rivage ».
    J’écrivais à Pélagie Pontin, sur une carte postale couleur sépia : « Ne vous inquiétez pas, tout finira bien par s’arranger. »
    Je n’en doutais pas. Vues de ma chaise, au « Bar étroit », les choses ne me semblaient pas aller si mal. J’attendais quand même qu’elles aillent mieux.
    J’aurais pu commencer, enfin, la rédaction de L’affaire Dreyfus ou le Mystère romantique. Je manquais un peu d’enthousiasme. Ce qui faisait du bruit dans ma mémoire, c’était la question que m’avait posée Roger Vailland : « Qui êtes-vous exactement ? »
    J’étais ce que les autres voulaient bien que je fusse. Il me fallait faire un effort pour ne pas les croire sur parole. Mais, en y réfléchissant bien, j’étais obligé de me rendre à l’évidence : je n’étais pas le fils de Marcel Proust. Pédéraste ? Communiste ? J’aurais pu

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