Le Passé supplémentaire
d’une brouette, poussée par son vieux fils, une presque centenaire se scandalise, en patois, qu’on ne rappelle pas Clemenceau.
J’offre les deux places libres de ma Bugatti à une bonne sœur et à un curé qui m’assurent que le Seigneur me le rendra…
Tragique procession. La Mecque c’est loin, de l’autre côté du pont. Il faut des heures pour traverser la Loire.
À Bordeaux, le gouvernement ne sait pas où se coucher.
À Moscou, Maurice Thorez trouve un lit plus confortable que les prisons de Daladier et de Bousquet.
À Londres, un général déserteur rédige à la première personne une page d’histoire à suivre.
Pour l’heure, les Français ne suivent rien du tout. Ils prennent la route : Châteauroux, Poitiers, Tulle pour les uns, n’importe où pour les autres. Bellac pour moi.
Les nuits tombent et les jours se lèvent imperturbablement comme si de rien n’était. Les Allemands avancent de la même façon. On dort, on mange, on meurt dans les mairies, dans les églises. On naît dans les champs, dans les étables aussi. Mais là, c’est pas nouveau.
Notre invincible armée montre son cul mais, de ce côté-là, je n’ai rien à dire.
Je pense à Drieu : ça se termine comment les partouzes au masculin ? Maintenant, je sais.
« Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. C’est le cœur serré que je vous dis, aujourd’hui, il faut arrêter le combat. »
Ouf !
Toujours ma manie de noter mes pensées. Soyons modestes ; mes réflexions. À la date du 17 juin 1940, j’écris ces simples mots : « La divine surprise », tellement éloquents que Maurras s’en servira sans mon autorisation.
Comme en Suisse, en province il convient d’entrer sur la pointe des pieds. La province n’aime pas qu’on la dérange. Elle n’est pas discrète, elle joue l’indifférente. Elle ne veut rien savoir mais elle sait tout.
Dans les regards qui m’escortaient, je lisais la méfiance et l’hostilité.
Ma voiture était trop voyante. Je ne revenais pas de guerre. Je devinais les « si c’est pas une honte, quand même pendant qu’il y a tant de malheur ! En 14, ça ne se serait pas passé comme ça ; c’est riche et ça se croit tout permis. C’est une insulte à la patrie des pauvres gens ! »
Le bon peuple a besoin de héros, même battus, même avec une jambe de bois…
C’est une question d’honneur, vous comprenez.
Je n’avais rien fait, je n’étais rien.
C’est M. le député, François mon cousin, qu’on attendait à Bellac. Pas moi.
Valentine m’ouvrit les bras. Ça m’a fait chaud au cœur.
— Ne les écoute pas, me dit-elle. Ce sont ceux qui criaient en 36 : « Plutôt Hitler que le Front populaire. » Ils l’ont maintenant, alors qu’ils crèvent.
Je ne les savais pas si nombreux et je me demande comment François avait pu être élu.
— Moi, mon petit, je ne fais pas de politique. Mon fils, il voulait la justice, du pain pour les pauvres… Pas de canons… Regarde les ennuis que ça nous fait. Maintenant, l’Émilie, elle me salue plus, elle dit que le François à Paris, avec son Blum, et les autres, ils ont menti, et que tout est de leur faute.
L’Émilie ne saluait plus ma tante, tendue de noir de la tête aux pieds. Et pourtant, l’Émilie elle l’aimait bien, le François, quand il était gamin…
Elle allait à la messe, ma tante, et depuis deux mille ans. Et voilà que le curé retournait sa soutane et voilà qu’on la disait un peu communiste. La preuve : le François, il a pas des idées très catholiques quand même…
— Qu’est-ce que tu en penses toi mon garçon ?
Je ne pensais pas. Depuis plus de vingt ans on avait remué tant d’idées autour de moi. Certaines m’avaient paru séduisantes mais je n’en avais retenu aucune. Je ne m’attachais qu’aux hommes.
Valentine était contente de me retrouver. Elle ne me le cacha pas.
On ne savait presque rien d’elle, au village de M. Giraudoux. Heureusement, ma tante ne savait pas grand-chose non plus. Elle recevait la dernière épouse de son père, plus jeune qu’elle de quinze ans. C’était suffisamment courageux.
Valentine et sa belle-fille s’arrangeaient. L’époque était aux arrangements. La maison de famille m’était étrangère, on m’installa dans un haut lit de bois. Je m’y endormais la tête sous l’édredon, les genoux repliés sous le menton, protégé comme je ne me souvenais pas l’avoir été
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