Le Passé supplémentaire
lui, savait n’a rien voulu me dévoiler.
— Pardonnez-moi, mon cher maître, mais je ne peux pas parler. Sa Majesté est si bonne avec moi.
Je compris que je devrais me contenter de suppositions.
Le soir même, je notai sur la première page du journal intime, que je n’ai tenu que quelques jours :
« Eva Braun triche sur son âge et sur son sexe. Louis II de Bavière me l’a laissé entendre. »
Je me gardais bien d’en tirer des conclusions mais j’avais conscience d’apporter ma contribution à l’Histoire.
Dans un même élan, j’entreprenais une correspondance quotidienne avec Cocteau, Berl et Drieu. Drieu qui, d’ailleurs, ne lisait pas mes lettres, vu qu’il était en train de faire la morale à ses compatriotes accablés.
Je lui expliquais la Suisse, ma Suisse, à la manière d’une parenthèse que je ne me décidais pas à refermer.
Jean, qui ne ratait pas une occasion de se distinguer, me pria d’adresser ses respects à sa Majesté.
Berl, avec qui je m’étais finalement réconcilié, grâce à une botte d’anémones, me recommandait d’urgence un médecin de ses amis très au fait des problèmes de schizophrénie. Le plus tôt sera le mieux, m’écrivait-il sans rire.
François, à qui je n’épargnais aucun détail, s’étonnait qu’il m’arrivât tant de choses dans un pays où je prétendais qu’il ne se passait jamais rien.
Il me remercia chaleureusement pour les cigares, les chocolats et le lait. Il m’apprit que Valentine opérait une reconversion spectaculaire, mais sans doute provisoire, de bourgeoise provinciale, à Bellac, chez sa mère (autrement dit ma tante, fille aînée de feu M. le comte notre grand-père), il me rassura aussi sur les vignobles. Un conseiller général de son parti, à Mâcon, veillait au grain par amitié pour lui. Et il concluait, non sans humour : « À propos de mondanités, hier nous avons eu la visite de Catherine II de Russie. L’ordinaire avait été un peu amélioré pour la circonstance. Les gars étaient drôlement émoustillés. Imagine un peu ! L’impératrice de toutes les Russies. À côté d’elle, la Madelon de nos pères en a pris un coup au prestige. »
La Tribune de Lausanne avait raison : c’était vraiment la drôle de guerre. Plus pour très longtemps.
J’ai fini par me lasser de la Suisse. Je venais d’y couler des jours infiniment paisibles.
Je m’y étais fait des relations surprenantes mais Paris commençait à me manquer. J’ai passé ma dernière soirée au bar de l’hôtel « Beau Rivage ».
Je n’avais l’air absent qu’en apparence. En réalité, j’épiais les conversations des voyageurs de commerce.
On me servit ma bouteille d’eau minérale plate sans que j’aie besoin de la réclamer. La déférence du personnel à mon égard me flattait. Au garçon empressé je disais : « merci mon bon ! »
Il me plaisait assez de jouer à l’habitué des palaces internationaux.
Pour ne pas nuire à mon prestige j’ai dû laisser des pourboires royaux.
En Suisse comme ailleurs la considération s’achète.
3
Pour fêter mon retour, Pélagie m’avait préparé un repas de crêpes bretonnes que j’ai pris dans sa loge parfumée au beurre cuit. En moins d’une heure, je savais tous les potins du quartier : les fausses couches, les concubinages, les morts et les mariages, tout sur la mauvaise conduite des femmes de nos pauvres soldats.
Je m’apprêtais à lui demander : « Comment va la France ? ». Je n’ai pas eu besoin de le faire, ses préoccupations m’en disaient long ; elles répondaient en écho aux discours de Paul Reynaud et aux chansons de Maurice Chevalier. En mon absence, le cimetière Montmartre avait continué de faire recette. Pélagie m’invita à m’émouvoir au pied des dalles froides de ses nouveaux pensionnaires.
— On dira ce qu’on voudra, mais à l’étranger, j’en suis sûr, ils n’ont pas de si beaux cimetières, me confia-t-elle avec orgueil.
Je n’avais pas eu l’idée d’aller vérifier.
— Et votre travail d’écrivain sur ce Dreyfus, ça marche bien ?
— Ça avance doucement, ça avance.
Chère Pélagie, je n’ai pas voulu lui faire de la peine. Et d’ailleurs, m’aurait-elle cru, si je lui avais raconté la version amoureuse de l’affaire. Elle l’aurait trouvée dégoûtante. « Mais ces Juifs sont capables de tout », aurait-elle conclu.
— Ah ! Tiens, j’allais oublier, me dit-elle. Un
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