Le peuple du vent

femme, c’est le chaos.
    — Et pourtant, de l’avis de tous, elle était d’une nature discrète.
    — Oui, mais l’amour qu’on lui portait, que ce soit celui, possessif et violent, de son mari, celui de Bjorn ou celui de son fils, a tout changé.
    — Bjorn...
    Tancrède revoyait le visage grave du pêcheur alors qu’il se penchait pour jeter son rameau d’aubépine.
    — Avez-vous parlé avec Baptiste de ce que nous a confié le vieux Sven ?
    — Non, je n’en ai pas eu le temps. Mais point tant d’impatience, Tancrède. Essayez de rassembler vos idées et énumérez-moi les faits dont nous sommes certains.
    — Ranulphe a empoisonné sa femme. Il a causé la mort de Sven, de cela aussi nous sommes sûrs. Oui, mais qui a exécuté Ranulphe ? Où est passé Mauger ? Qui a agressé Serlon ? Et qui est vraiment frère Aubré, que tout cela semble plutôt réjouir ?
    Hugues leva les mains, il avait l’air las.
    — Doucement ! En toutes choses, de l’ordre et de la méthode. Est-ce ainsi que vous vous souvenez de mon enseignement ? Cependant, vous avez dit un mot intéressant : exécuté. Car c’est bien de châtiment qu’il s’agit. Ranulphe a payé pour la mort de son épouse.
    — C’était un jugement de Dieu, d’après frère Aubré. Les flèches enflammées du psaume.
    — Aubré dit juste. Aubré prophétise. Qui est Aubré ? Il nous faudra exhumer le passé même s’il a des relents de cadavre.

53
    — Je peux vous parler un instant ? demanda l’aumônier en s’approchant d’Hugues qui s’était allongé sur l’une des paillasses près des blessés.
    L’Oriental se redressa aussitôt.
    — Bien sûr. Je me disais justement que j’avais, moi aussi, bien des questions à vous poser. Avant de mourir, le vieux Sven a eu le temps de dire votre nom et celui d’un lieu ou d’une personne.
    — Un lieu ?
    — Un nom comme Kare...tot. Sven voulait que je vienne vous trouver, il n’avait plus la force d’en dire davantage, et cela avait rapport avec son fils adoptif. Tout ce qui concerne Bjorn m’intéresse. Il est mêlé à la mort de Ranulphe et je dois mieux le comprendre.
    À ces derniers mots, Baptiste s’était rembruni. Il secoua la tête.
    — Je ne crois pas que Bjorn ait pu faire ça, messire. Je suis sûr que non !
    — Alors éclairez-moi, l’aumônier ! Tôt ou tard, les patrouilles vont nous le ramener. La fille de Serlon voudra faire un exemple et je ne donne pas cher de sa peau. Il faut que j’en sache plus.
    — D’abord, je vais vous parler de Karetot. Ce n’est pas un lieu, mais un seigneur du Cotentin.
    — Allez, allez, l’encouragea Hugues.
    — Sven était un brave homme, commença l’aumônier. L’âge venant, il avait envie de dire la vérité à Bjorn. Mais à chaque fois, par peur sans doute que celui-ci ne l’abandonne, il repoussait ce moment. Le seigneur de Karetot est le vrai père de Bjorn.
    — Il a épousé la mère de Bjorn more danico, à la manière danoise ? C’était une frilla ?
    — Oh, non ! Cela lui aurait donné une quasi-légitimité par rapport à l’épouse du seigneur de Karetot. Non, sa mère était une lavandière d’une douzaine d’années, le sire de Karetot l’a prise un soir de beuverie et l’a oubliée aussi vite que le décompte de ses cervoises. Elle est morte en donnant le jour à son fils qu’elle a confié à Sven. L’homme aux abeilles a quitté le village où ils vivaient, emmenant l’enfant avec lui. Jusqu’à ses dix ans, Bjorn a reçu, ici à Pirou, une éducation presque identique à celle des jeunes seigneurs.
    — Il a aussi appris à lire et à écrire ? s’étonna Hugues.
    — Avec moi, sans que personne ne le sache. Il était doué. Je lui ai enseigné le latin et la musique. Il faisait aussi l’entraînement aux armes. Mais cela ne pouvait durer, un jour, Richard de Pirou, qui avait remarqué son habileté en tout, s’en est offusqué et lui a expliqué qu’il était un homme libre mais rien de plus et que s’il voulait rester à Pirou, il faudrait qu’il devienne garçon d’écurie, cuisinier ou porcher. Bjorn a quitté le château.
    — Pourquoi n’a-t-il pas tenté sa chance ailleurs ?
    — À cause de Muriel, bien sûr, et aussi de Sven. Le vieux était souvent malade et sans Bjorn son corps aurait rejoint la fosse commune depuis longtemps.
    — Je comprends mieux qui est ce Bjorn et pourquoi dame Muriel s’est attachée à lui. Quel était le