Le piège de Dante
que, lorsqu’on les sortait de cellule pour leur exécution, ils avaient déjà le visage couvert de sang. D’autres revenaient décharnés des séances de tortures que pratiquaient les bureaucrates à l’intérieur de salles obscures. On y accédait par des passages secrets, dont l’antre du palais fourmillait. L'Orchidée Noire avait échappé à ces interrogatoires sanglants, du moins jusqu’à maintenant; et il n’avait jamais renoncé à la vie. Au contraire, il la sentait d’autant plus sourdre de ses veines qu’on lui interdisait de s’épancher et c’était cela, surtout, qui lui était intolérable. Devoir oublier les fleurs de la jeunesse, le sel de ses aventures picaresques et de ses frasques mouvementées, voilà qui heurtait son tempérament. Il tournait parfois comme un lion en cage et tentait de se dominer; aussi se contraignait-il à cette hygiène quotidienne qui le faisait s’attarder des heures sur l’essai d’un costume que lui apportait Landretto, après l’avoir fait concevoir à sa demande, ou sur l’impossible résolution d’un vaste problème philosophique, sur une nouvelle stratégie pour battre aux cartes son compagnon, ou encore sur une fresque à la craie qu’il dessinait contre l’un des murs de sa prison.
Lorsqu’il entendit le grincement de la clé qui tournait dans la serrure de son cachot, il abandonna la plume, lissa les amples manches de sa chemise et se tourna vers la porte. Basadonna, le gardien, était là, un oeil orné d’un orgelet purulent, par-dessus sa barbe miteuse. Il tenait une lanterne en main et souriait.
— Tu as de la visite.
Le prisonnier leva les yeux en voyant apparaître Emilio Vindicati dans son manteau noir. Il haussa un sourcil; des bagues scintillèrent tandis qu’il passait fugitivement les doigts sur ses lèvres. Des doigts qui semblaient ceux d’un artiste.
— Tiens... Emilio Vindicati. C'est toujours un honneur de vous recevoir dans mon palais de fortune ! Je constate avec plaisir que la fréquence de nos rencontres ne cesse d’augmenter.
— Laissez-nous, dit Emilio au gardien.
Celui-ci poussa un grognement qui ressemblait à un rire puis, d’un pas lent, s’éloigna dans les couloirs. Les traits d’Emilio, d’abord durs et impassibles, s’éclairèrent alors. Il écarta les bras. Le prisonnier se leva et ils se donnèrent une franche accolade.
— Ah, mon ami ! dit Emilio. Le Doge te demande, ainsi que je le souhaitais. Tiens-toi comme il le faut, canaille, et dis-lui ce qu’il veut entendre. La partie n’est pas encore gagnée, mais tu es au bord de conquérir ta liberté.
— Tu me sauves, Emilio, je le sais et ne l’oublierai pas, sois sans crainte. Si le prix de ma vie est d’accomplir la mission dont tu m’as parlé, j’irai jusqu’au bout. Après tout, même si la chose ne manque pas de piquant, Venise est ma ville et je l’aime. Elle méritera bien ce que je ferai pour elle.
Ils se regardèrent un instant, l’oeil pétillant. Puis Emilio, repoussant encore la porte de la cellule, tendit une main vers le couloir.
— Allons, dit-il. Ne le faisons pas attendre.
Pietro Luigi Viravolta de Lansalt se redressa, le sourire en coin. Il passa une main sur sa poitrine pour arranger le pli de sa chemise puis, d’un air résolu, il emboîta le pas à son bienfaiteur. Mais avant de partir, il s’arrêta une seconde devant une cellule voisine. Une main dépassait de la lucarne, arborant elle aussi une chevalière au majeur, et un rubis à l’annulaire.
— Tu t’en vas ?
— Peut-être bien, dit Pietro. Si je ne reviens pas... prends soin de toi.
— Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai plus d’un tour dans mon sac. Nous nous reverrons, ami.
— Tous mes voeux t’accompagnent.
— Les miens aussi. Pietro... Quand tu seras dehors...
Il marqua une pause.
— Sois digne de moi.
Pietro sourit.
— J’y compte bien, Giacomo.
Il embrassa la main de Casanova, puis suivit Emilio Vindicati dans les couloirs sombres.
Viravolta n’avait pas mis le nez dehors depuis bien longtemps ; il faisait frais, mais le soleil sur son front, l’éblouissement dans ses yeux lui firent l’effet d’une infinie bénédiction. Il humait les senteurs de sa Venise retrouvée. Emilio dut s’arrêter pour le laisser contempler un instant la lagune depuis le pont des Soupirs. A peine était-il sorti de sa cellule que Viravolta s’était senti habité d’une énergie nouvelle; il aurait dévoré le monde s’il
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