Le piège de Dante
par s’imposer. Aujourd’hui, il discutait les propositions de lois et élisait tous les responsables des magistratures et des offices, ainsi que les sénateurs, le fameux Conseil des Dix et les représentants des Quarantie , qui élaboraient les projets fiscaux et financiers. Depuis le temps de l’Age d’or, le Sénat, quant à lui, mettait en oeuvre la diplomatie, la politique étrangère, le contrôle des colonies et la conduite des guerres, tout en organisant la vie économique vénitienne. L'administration proprement dite était découpée en deux principales sections : les « offices du palais » composés de six cours judiciaires, mais aussi d’offices financiers, militaires et navals, ainsi que de la chancellerie ducale, qui conservait les archives de l’Etat et les protocoles notariés ; et les « offices du Rialto », essentiellement constitués de bureaux économiques.
Au sein de cet édifice centralisé, le Conseil des Dix assumait un rôle bien particulier. Il était né de la peur du gouvernement, qui s’était peu à peu coupé de ses assises populaires. On avait longtemps vanté la stabilité politique de Venise, dont le séduisant régime empruntait à la fois aux gouvernements aristocratique, monarchique et démocratique : en fait, la peur du peuple était vivace. En relation avec la Quarantia Criminale , le « Conseil ténébreux », comme on l’appelait, était l’instrument suprême de la police vénitienne. Ses dix membres ordinaires étaient élus pour un an par le Grand Conseil dans différentes dynasties familiales. S'y adjoignaient, dans le traitement de ses affaires, le Doge et ses conseillers, un avocat de la commune, les chefs des trois sections des Quarantie et une commission de vingt membres. Le Conseil des Dix, chambre conservatrice dont la seule réputation faisait trembler, avait pour première mission de surveiller les exclus, l’aristocratie redoutant des réactions désespérées de la part de certaines factions mettant en péril la sûreté de l’Etat. Chantre d’une justice d’exception, il disposait de fonds secrets et d’un vaste réseau d’informateurs – réseau dont Pietro lui-même avait longtemps fait partie.
Durant un temps, cet organe impitoyable avait tenté d’empiéter sur les prérogatives du Sénat en matière diplomatique, financière et monétaire; une crise sévère l’avait conduit à rétrocéder à César ce qui appartenait à César. Mais les Dix n’en étaient pas restés là; les pouvoirs des trois inquisiteurs d’Etat, délégués par les Dix pour dépister les cas d’espionnage et d’intelligence avec l’ennemi, avaient été renforcés. Le Conseil ténébreux persistait à déposséder les Quarantie d’une partie de leurs fonctions judiciaires. Aujourd’hui encore, dans les antichambres du palais ducal, il menait ses actions de police secrète et de terreur, qui aboutissaient parfois à de retentissantes erreurs judiciaires, mais ne diminuaient en rien sa toute-puissance. La République du Secret : voilà, en définitive, ce qu’il incarnait. Il délibérait toujours à porte close. Il était autorisé à torturer et à distribuer l’impunité et la libération à quiconque servait ses fins – une attribution dont Pietro, en cet instant, entendait bien profiter. Un juste retour des choses. Par le passé, les Dix avaient assis leur réputation d’efficacité en démantelant une conjuration européenne contre Venise, menée par le sieur de Bedmar ; depuis, ils semblaient partout. Ils interdisaient aux membres de tous les autres conseils de trahir la teneur de leurs débats, sous peine de mort ou de privation de biens. Ils traquaient et éliminaient les suspects, organisaient en cachette leurs opérations de police spéciale, favorisaient les délations, décidaient de la vie et de la mort des condamnés. Le Conseil ténébreux avait l’habitude de patauger dans le sang.
Emilio Vindicati était lui-même le porte-drapeau et le principal représentant des Dix. Pietro devait à la seule volonté de cet homme d’être encore en vie et d’espérer à présent reconquérir sa liberté, même si ses excès lui avaient fait frôler plusieurs fois la catastrophe. Lorsqu’il était plus jeune, il semait la zizanie avec ses compagnons du San Samuele, en convoquant au hasard des médecins, des accoucheuses ou des prêtres à des adresses erronées, pour s’occuper de malades imaginaires ; ou bien, il laissait dériver les gondoles
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