Le piège de Dante
plumes, encres et papiers de vélin, pour qu’il pût continuer la rédaction de ses souvenirs, qu’il rassemblait par bribes éparses. De temps en temps, des discussions animées se nouaient entre le gardien et son prisonnier et, malgré l’inconfort quotidien de la situation de ce dernier, pour qui la privation de liberté était le pire des maux, il n’était pas rare de les entendre rire. Il avait aussi, parfois, le droit de jouer aux cartes, de cellule à cellule, avec un autre prisonnier et ami de longue date, qui n’était pas des moins réputés de la Sérénissime : un certain Giovanni Giacomo Casanova, accusé lui aussi à maintes reprises d’avoir troublé l’ordre public. Ou bien c’était son valet, Landretto, qui venait parfois égayer son quotidien, en lui apportant fidèlement des piles d’ouvrages, des vivres ou des nouvelles de la ville.
Au moment où Emilio Vindicati s’apprêtait à le délivrer, le prisonnier était, comme de coutume, courbé sur le vélin qu’il griffonnait de sa plume. Curieux destin en effet que celui de ce fils de rien, né au coeur même de la cité lagunaire, dans le quartier de San Marco, le 12 juin 1726. Ses parents résidaient près de Santa Trinità et travaillaient avec ceux de Casanova au théâtre San Samuele, inauguré en 1655 par les Grimani. Sa mère, comédienne, artiste fantasque, s’appelait Julia Pagazzi ; son père, Pascuale, costumier, fils de cordonnier et baladin, était disparu très tôt. Julia était alors partie pour la France honorer d’autres contrats, si bien que son enfant s’était vite retrouvé seul. Il avait des frères et soeurs, avec qui il ne parlait guère. Il grandit chez sa grand-mère, la vieille Elena Pagazzi. Imitant Giacomo, qu’il avait connu enfant sur le campo San Samuele, il se rendit à Padoue pour entamer ses études. Là, il tomba dans les griffes d’un ami de la famille, Alessandro Bonacin, poète libertin et noble désargenté, qui l’initia aux plaisirs de la vie tout en faisant mine de le conduire dans la voie de Dieu. Le titre de docteur en poche, l’enfant, devenu jeune homme, revint à Venise où il reçut la tonsure et les ordres mineurs. On songeait pour lui à une carrière ecclésiastique, manière pratique d’ascension sociale qui, au moins sur un point, correspondait à son tempérament : sa volonté de reconnaissance, impérieuse et profonde, héritage paradoxal mais compréhensible du sentiment d’abandon dans lequel il s’était trouvé plongé durant ses primes années. Ses dévergondages lui valurent une incarcération au fort Saint-André, sur l’île de Sant’ Erasmo, en face du Lido ; ce fut d’ailleurs la première fois qu’il croisa son compère Casanova en prison. Un cardinal romain tenta vainement de le ramener dans le droit chemin, mais il décida de fuir en s’engageant dans l’armée, avant de courir les mers de Corfou à Constantinople, puis de rentrer à Venise comme joueur de violon dans l’orchestre du théâtre San Samuele, celui-là même que ses parents avaient fréquenté. Encore une « vocation » qu’il n’avait pas, pour tout dire ; mais ses escapades licencieuses avec Giacomo et ses compagnons du San Samuele lui permirent de s’adonner librement à ses vices. Il avait été à bonne école.
Un jour, pourtant, la chance lui sourit : au palais Mandolini, à deux pas de Santa Trinità, alors qu’il s’apprêtait à quitter le bal où il avait joué de son violon, il sauva par miracle le sénateur Ottavio d’une mauvaise passe en le conseillant sur l’une de ses mises au jeu. Il prétendit avec aplomb que ce talent lui venait d’une certaine connaissance ésotérique qui lui permettait, par un biais numérologique savant, de trouver les réponses exactes à n’importe quelle question qu’il se posait – ou qu’on lui posait. Le sénateur naïf s’enticha de lui au point d’en faire son fils putatif. Il lui alloua un domestique, une gondole défrayée ainsi que le gîte, le couvert et la somme de dix sequins par mois. Désormais, il roulait carrosse et vivait en seigneur. Il lui arrivait de temps en temps de croiser Giacomo, qu’une fortune égale avait touché. Belle revanche sur la vie ! Il se livrait, pour le compte de hauts patriciens de Venise, à de palpitantes démonstrations oraculaires et renflouait régulièrement sa bourse dans les casini . Certes, il n’avait pas que des défauts : il versifiait admirablement, connaissait l’Arioste
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