Le piège de Dante
s’éclaira enfin. Il hésitait, mais Pietro gronda de nouveau.
Finalement, l’homme sourit et ajusta son bonnet sur sa tête.
— Vous avez de la chance, Messer . Vous êtes tombé sur le gondolier le plus rapide de la République...
— C'est le moment de le prouver, dit Pietro.
Les Epousailles de la Mer. Le voyage du Doge à travers la lagune, en ce jour de la Sensa , était l’un des plus importants de la vie de la Sérénissime. La symbolique et brève odyssée le menait jusqu’à San Niccolo del Lido. Là, depuis le Bucentaure , il jetait chaque année un anneau béni par le patriarche, en prononçant ces mots : « Nous t’épousons, ô mer, en signe d’éternelle domination » : desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii . Ce geste de communion et d’alliance nouvelle commémorait le triomphe de 1177, quand l’empereur d’autrefois, pour récompenser la ville de son appui contre Barberousse, était venu s’incliner devant le pape sous le porche de la basilique San Marco. Alexandre avait alors accordé à Venise la domination des mers. Rétrospectivement, l’événement pouvait être jugé comme une prophétie car c’était ainsi que la Sérénissime avait commencé à bâtir sa Réputation. Sur le Bucentaure , Francesco Loredan, assis sur son trône d’apparat, conversait avec l’ambassadeur Pierre-François de Villedieu, qui depuis le bal de Vicario profitait avec enchantement de sa récente arrivée dans la Sérénissime. Il arborait un air proprement extatique devant la succession de merveilles auxquelles il assistait. Entouré comme il se devait de quelques riches dames de la noblesse, se penchant tantôt de droite, tantôt de gauche, pour contempler la lagune et les nuées de bateaux qui les entouraient, il poussait par intermittence des exclamations de joie et se perdait en félicitations admiratives.
Loredan, lui, dissimulait un air profondément soucieux derrière des sourires de circonstance. Non loin de lui, Ricardo Pavi, sourcils froncés, visage de marbre, tâchait également de contenir sa nervosité. Les mains croisées devant lui, il jetait de temps à autre un regard sombre vers l’extrémité du Lido.
Au palais, les vitres de l’étage supérieur volèrent en éclats. L'un des Oiseaux de feu, encapuchonné de noir, roula sur le sol avant de se redresser en tirant de son côté un pistolet. Dix de ses comparses s’élançaient en direction de la Salle du Conseil, tandis qu’une quinzaine d’autres se dirigeaient vers la Salle du Collège. Les premières escarmouches avaient commencé et, sous la fresque du Tintoret, Venise recevant les dons de la mer , des coups de feu se faisaient entendre. Ils résonnaient d’autant plus que les armes avaient été prohibées pour les festivités : au-dehors, on applaudissait encore, croyant qu’il s’agissait là de simples pétards, prélude aux feux d’artifice du soir, les plus attendus, ceux du Grand Bal de la Dominante. Après les premières salves, on dégainait épées et poignards. Des soldats en nombre gravissaient la Scala d’Oro et se précipitaient dans l’Anticollège; en trois endroits du palais, les Oiseaux continuaient de se déverser par les filins, tandis que d’autres encore descendaient par les toits. On avait mis un temps avant de comprendre ce qui se passait, et des escouades au sursaut déjà tardif tentaient de disperser la foule amassée sur la place pour empêcher le flot ennemi de poursuivre son cours depuis la tour du Campanile. Dans le même temps, à quelques centaines de mètres de là, autour du Rialto, Barakiel de Python-Luzbel, Touriel de Bélial, Ambolin d’Asmodée et de nouveaux mercenaires de von Maarken commençaient d’investir les offices judiciaires, économiques et financiers, au milieu d’un chaos que la foule encore ignorante ne faisait qu’accuser, gênant les autorités dans leur soudaine mise en mouvement.
— Plus vite, plus vite! s’exclamait Pietro, rageant de ne pouvoir disposer d’une rame supplémentaire pour accompagner le gondolier, qui ahanait dans l’effort.
Pietro était juché en proue, une main sur les genoux, une autre portée à son flanc. Le Bucentaure , imposant au coeur de cette marée, se rapprochait ; mais il était encore bien loin, et la gondole se voyait sans cesse contrainte à maints détours pour éviter les bateaux d’apparat dont elle croisait la trajectoire. Les insultes pleuvaient encore, ils avaient failli être éventrés
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