Le piège de Dante
dix fois. « Attention ! » s’écriait Pietro, alors qu’ils frôlaient ici un char nautique, là l’une des péottes qui fendaient l’onde. « A droite ! A gauche ! » Il regarda autour de lui, pour constater que d’autres gondoles agissaient de même. Il remarqua distinctement, sur certaines d’entre elles, des silhouettes encapuchonnées qui ne lui étaient que trop familières. Il serra les dents, continuant d’encourager Tino, le gondolier, qui faisait de son mieux pour accélérer une cadence déjà vive. Des perles de sueur dégoulinaient de son front; ses muscles saillaient sous son gilet et les manches retroussées de sa chemise. Mais ils approchaient seulement de la pointe de la Giudecca et Pietro sentait bien qu’à ce rythme, Tino ne pourrait tenir très longtemps. Il avisa alors l’une des bissone de dix rameurs qui se glissait non loin dans le sillage du Bucentaure , au milieu d’une volée de ses semblables. Ordonnant à Tino de s’en rapprocher, il héla les rameurs. Il y eut, de l’un à l’autre des deux esquifs, un échange insolite, chacun criant pour essayer de couvrir le bruit ambiant ; puis Pietro fit un signe de tête et se retourna vers le gondolier.
— Grâces te soient rendues, mon ami ! Tu peux rentrer content, sinon serein. Mais il est temps de passer la main !
Ce disant, il attrapa la fleur à sa boutonnière et la jeta aux pieds du gondolier, qui écarquilla les yeux.
Une orchidée noire.
La gondole toucha l’embarcation voisine et Pietro y monta tandis que l’on se serrait pour lui faire de la place. Les rameurs étaient vigoureux, mais à peine échappés d’une course enfiévrée sur le Grand Canal. Ils donnèrent alors de la voix, chantant entre deux halètements et, réunissant leurs forces comme s’il se fût agi d’une nouvelle compétition – ce qui, en quelque sorte, était le cas – les rameurs jouèrent des biceps de plus belle.
A San Niccolo, le Bucentaure sembla s’ébrouer une dernière fois; un tremblement parcourut ses flancs, il s’ébranla et pivota lentement de façon que la proue se trouve en face de l’embouchure de la lagune. Non loin, la Négronne fit de même et vint se placer à son côté. Le moment solennel était venu. Le Doge se leva alors de son trône, invitant l’ambassadeur à faire de même et à le suivre. Les sénateurs, les dames de la noblesse et les représentants des grandes familles se postèrent de part et d’autre du pont central, composant une haie d’honneur qui dessinait comme une guirlande somptueuse d’un bout à l’autre de la galère. Loredan s’avança lentement, l’ambassadeur à sa suite. Il fit quelques pas à bonne distance du baldaquin rouge, regardant l’enfilade de ces sourires et de ces yeux lumineux qui convergeaient vers lui. Des pages alignés des deux côtés de la nef levèrent leurs trompettes vers le ciel. Elles tonnèrent une première fois et il sembla à Loredan que, par-dessus le mugissement, il entendait rugir le lion de Némée. Il continua sa marche jusqu’à la proue du navire; là, un autre page l’attendait, un enfant des terres lointaines, à la peau brune, la tête enserrée dans un turban bleu où brillait un diadème. Il portait l’Anneau sur un coussin de velours rouge et or. Auprès de lui, une main sur son épaule, se tenait le patriarche de Venise, en habit d’apparat. Loredan les rejoignit tous deux et parut distinctement aux yeux du monde, son manteau dansant dans le vent, la zogia brillant à son front, le sceptre en main, ses bagues étincelant au soleil; il s’arrêta, dominant la mer, et regarda tout autour de lui. Une deuxième salve de trompettes acheva de rappeler la lagune au silence. Partout, les bateaux s’arrêtèrent; l’armada tout entière se figea après un dernier glissement sur l’onde ; et de Saint-Marc à la Giudecca, on se tut, les yeux rivés vers le Bucentaure .
A une cinquantaine de mètres, dans une simple barque stationnée à portée de vue de la galère dogale, un homme venait de s’allonger tranquillement. A la proue se trouvait un napperon pourpre, que l’homme encapuchonné ôta d’un geste avant d’assurer sa position. Un coussin logé sous son torse lui relevait un peu le haut du corps, de façon à faciliter son inspiration ultime avant le moment décisif. Il prit appui sur son coude. Lentement, il glissa une main vers la détente de l’arquebuse qu’il venait de dévoiler, son autre main soutenant le canon
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