Le piège de Dante
restauration du pouvoir des Médicis, soutenus par les troupes pontificales et celles, espagnoles, de Charles Quint. Les Médicis avaient régné deux siècles encore ; et, quelques années après la naissance de Viravolta à Venise, le grand-duché de Toscane était passé à la maison de Lorraine.
La Chimère espérait sans doute y trouver un abri – au moins provisoire.
La place de la Seigneurie, hérissée de tours, était chère au coeur des Florentins. Forum de la vie politique, elle donnait sur le célébrissime Palazzo Vecchio , magnifiquement redécoré par Vasari, et qui faisait office d’hôtel de ville depuis plusieurs siècles. La tour caractéristique dont il était flanqué faisait partie des symboles de la cité. Plus d’une fois, Dante avait dû songer à cette place avec émotion. En son milieu, un curieux espace avait été aménagé. La trame d’un échiquier blanc et noir était dessinée sur le sol. De part et d’autre, deux trônes se faisaient face. D’ordinaire, cet endroit devait servir à des parties d’échecs bien particulières : des échecs humains, où les pions étaient joués par des Florentins de chair et d’os. Une façon plaisante de s’amuser au coeur de la ville. Dans l’intervalle de ces joutes inattendues, on substituait aux participants des pièces de bois légères, à taille humaine. Un peu plus loin, le nain s’était arrêté. Il était en grande conversation avec un clerc dégingandé, les mains réunies sur sa robe, qui opinait du chef de temps à autre en répondant aux apostrophes de son petit compagnon. Pietro passa derrière la Tour, puis le Fou, continuant de les observer à bonne distance. Enfin, dodelinant de la tête, le nain salua le prêtre et tourna les talons, poursuivant sa marche. Pietro se glissa au milieu de l’échiquier, manquant de renverser l’un des pions, et s’excusant d’un sourire auprès de la Reine abandonnée là.
Puis il poursuivit sa filature. Le nain venait de s’engager sous la loggia , la galerie de plein air. Pietro lui emboîta le pas, saluant au passage le Persée de Benvenuto Cellini, et les autres statues qui, en leur vibrante austérité, semblaient le surveiller lui-même, assister à sa secrète poursuite. A l’angle de la loggia , le nain disparut. Pietro pressa le pas. Il l’aperçut à nouveau, plus à l’ouest de la cité, longeant le fleuve. Il semblait à Pietro que le nain faisait de grands détours, sans pour autant revenir sur ses pas ; peut-être en avait-il reçu la consigne. Et sa marche était émaillée de diverses rencontres; le prêtre qu’il avait croisé place de la Seigneurie, un simple marchand de légumes sur la rive de l’Arno, et à présent un homme aux allures de patricien. Sur le Ponte Vecchio, il s’arrêta une nouvelle fois, contemplant avec fascination les bijoux qui se trouvaient exposés aux étals des orfèvres. Pietro stationna à l’angle du pont, derrière les chalands. Puis il reprit sa route dès que le nain fit de même.
Il leur fallut encore une demi-heure avant qu’ils ne parvinssent au terme de leur parcours ; au point que Pietro, qui commençait à se lasser, craignait d’avoir été égaré par de fausses informations.
Le soleil était au couchant.
L'église Santa Maria Novella se dressait devant lui, dans la lumière du soir.
Le nain s’engouffra à l’intérieur, franchit les doubles portes surmontées de leur rosace, qui évoquait le style gothique, et du chapiteau gréco-romain ; curieuse alliance qui faisait le cachet et le caractère unique de la basilique. Il resta quelques instants devant cette façade irisée de lumière, en marbre marqueté blanc et noir, qui semblait encore porter la griffe lapidaire d’Alberti. Autrefois vieille église délabrée, concédée aux Dominicains lorsqu’ils s’installèrent dans le faubourg, Santa Maria Novella rivalisait aujourd’hui de faste et de beauté avec la cathédrale. Elle avait reçu la visite des papes ; un concile s’y était même tenu, lorsque l’on tenta, en vain, d’unir les Eglises d’Orient et d’Occident.
Debout sur le parvis, Pietro écarta le pan de son manteau, laissa sa main courir sur le pommeau de son épée.
Il prit une profonde inspiration et avança.
Loin au-dessus de Santa Maria Novella, des nuages s’amoncelèrent dans le ciel.
Pietro repoussa les portes, de part et d’autre. Elles grincèrent.
De nouveau, il ne bougea plus.
Il mit quelques secondes à s’habituer
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