Le piège de Dante
chapelles, disséminées dans les bâtiments religieux voisins, décorées de marbres précieux et de pierres dures, abritaient les tombeaux des plus illustres personnages de la dynastie : mausolées sertis dans l’écrin de leurs allégories, figurant tantôt le Jour et la Nuit, tantôt le Crépuscule et l’Aurore, témoins altiers de la puissance séculaire de Florence. Dans le petit orchestre, Pietro Viravolta, au deuxième rang, faisait bruire son violon. Il avait pris un réel plaisir à renouer avec cet instrument. Ses compagnons de circonstance devaient parfois couvrir quelques-unes de ses fausses notes : mais avec un peu de pratique, il pourrait retrouver une partie de sa virtuosité d’antan. Pietro, le visage poudré, portait une perruque blanche. Sa veste claire passementée d’or laissait s’échapper de longues manches, qui dansaient avec les mouvements de ses mains. Tandis qu’il jouait ainsi, des images anciennes lui revenaient en mémoire ; par exemple lorsque, de retour à Venise après avoir servi brièvement dans les forces militaires, il s’était retrouvé dans la formation du San Samuele, à émailler les soirées nobiliaires de baroques envolées musicales ; ou lorsqu’il s’amusait à accompagner de son archet une représentation dans le théâtre voisin du quartier où il avait grandi.
Il faisait bon en cet après-midi de juin. Le ciel était d’un bleu limpide. Tout en continuant de jouer, Pietro observait les allées et venues sur la place ; et en particulier, l’homme à la barbe grise coupée court qui contournait l’orchestre pour s’approcher de lui.
Il n’attendit pas la fin du morceau pour se pencher à l’oreille de Viravolta et lui murmurer, malgré la musique :
— Vous voyez cet homme, là-bas ?...
A une vingtaine de mètres sur la place, se tenait un nain d’une certaine corpulence, vêtu d’une chemise blanche à collerette sous un veston rouge, avec pantalons bouffants et bottes sombres. Pietro acquiesça.
— Suivez-le... Discrètement. Le nain vous mènera à celui que vous cherchez.
Pietro plissa les yeux. Son regard gagna en intensité. Plus question de le lâcher, maintenant.
Il accompagna la fin du concerto d’une pluie de pizzicati et, dans une dernière ponctuation, tirant l’archet d’un geste sans réplique, acheva le mouvement à l’unisson de l’orchestre.
Pietro avait abandonné son violon et marchait à la suite du nain dans les rues de la ville. Florence. Deux siècles avant Jésus-Christ, la cité étrusque de Fiesole avait fondé une colonie, devenue Florentia à l’époque romaine, ville de garnison protégeant la via Flamina qui reliait Rome à l’Italie du Nord et à la Gaule. Au XII e siècle, la ville avait accédé au statut de commerce libre, sous le contrôle de douze consuls et du Conseil des Cent. Un gouverneur – le podestà – avait remplacé le Conseil à la suite d’interminables querelles intestines. La ville avait toujours connu une vie politique agitée. Dante, lui, y était né en 1265. Issu d’une famille de petite noblesse, il avait aperçu pour la première fois l’amour de sa vie, Béatrice, dès 1274. Il la revit deux fois, sans jamais faire sa connaissance, ni même lui adresser la parole – et ce fut pour elle, pourtant, qu’il écrivit la Vita nuova , avant d’en faire un personnage central de la Comédie . Orphelin très jeune, il poursuivit ses études supérieures à Bologne, sous l’influence du philosophe Brunetto Latini et de nombreux poètes, comme Cavalcanti ou Cino da Pistoia. Il fut très vite impliqué dans l’agitation politique de son temps. A Florence, les guelfes nationalistes soutenaient le pouvoir temporel du pape, contre les gibelins, partisans de l’autorité du Saint Empire romain germanique. Une véritable guerre civile avait éclaté. Dante, partisan des guelfes, participa à la bataille de Campaldino en 1289, qui se solda par la défaite des gibelins de Pise et d’Arezzo. Cette victoire ne masquait pas pour autant les dissensions internes : les guelfes blancs, plus modérés, prônant l’indépendance tant face au pape qu’à l’empereur, s’opposaient aux guelfes noirs extrémistes, pour qui le pape représentait le seul pouvoir légitime.
Songeant à ces temps furieux tandis qu’il marchait en direction de la place de la Seigneurie, Pietro ne pouvait manquer de faire le rapprochement avec ce qu’il venait de vivre à Venise. Une guerre civile – la chose
Weitere Kostenlose Bücher