Le piège de Dante
pluie torrentielle. Elles échangeaient des regards épouvantés, une main sur la bouche ou sur la poitrine, l’autre pointée vers le ciel. Partout, Pietro entendait des cris d’horreur. Il se fraya un chemin parmi la foule. La bourrasque couvrait sa voix; jouant des coudes, il parvint à rejoindre Antonio Brozzi et Landretto. Il fut presque obligé de hurler pour s’adresser à Brozzi :
— Mais que se passe-t-il ?
Pour toute réponse, le médecin de la Quarantia Criminale leva les yeux, l’invitant à faire de même. Tous, en effet, dressaient le menton en direction du chapiteau qui surmontait la façade de l’entrée. D’abord, Pietro, trempé jusqu’aux os, eut du mal à fixer son attention, sous ces rafales de pluie. Puis, subitement, un roulement de tonnerre se fit entendre, dans un vacarme ahurissant. Les cieux s’embrasèrent, déchirés d’éclairs. Pietro se tourna de nouveau vers Landretto, interdit, choqué à son tour par cette abomination. Il venait de distinguer une forme humaine, qui tourbillonnait comme une girouette au milieu de l’ouragan. Une forme soutenue par une corde, au faîte de l’église. Elle était suspendue au chapiteau, semblant étreindre bizarrement la statue blanche qui le couronnait. Plus haut, le bourdonnement ahurissant des cloches vrillait les tympans de Viravolta. La dépouille continuait d’osciller, les membres ballants ; la foudre avait dû la frapper au moins une fois, car elle semblait carbonisée – un tas de chair encore fumante dansait sous la colère divine, écrasé par les nuages grondants, ballotté au gré de la tempête ! Ce triste épouvantail semblait tout droit jailli d’une vision infernale. Ses vêtements lacérés s’agitaient en lambeaux autour de lui, accentuant le caractère pathétique de cette apparition. Deux hommes étaient montés sur le chapiteau pour essayer de défaire l’effroyable girouette humaine de sa potence; ils étaient passés par l’intérieur de l’église, avec des cordes, et s’aventuraient maintenant sur la pierre glissante. Ils tentaient d’assurer leurs appuis, les mains tendues vers le cadavre, tandis qu’en contrebas la rumeur ne cessait de s’amplifier.
— C'est Caffelli, dit Landretto. Le confesseur de Marcello... On l’a hissé ici... Au pinacle de sa propre église !
Lorsque, enfin, on parvint à décrocher le prêtre, on le fit descendre au moyen de longues cordes sur le parvis. Les lieutenants de la Quarantia Criminale eurent du mal à écarter la foule qui s’y trouvait pour permettre à Brozzi, Viravolta et Landretto de se frayer un chemin jusqu’à l’intérieur de San Giorgio. On leur ouvrit en grand les doubles portes. L'église était plongée dans l’obscurité; trois personnes vinrent raviver les cierges. On illumina l’autel, où le cadavre de Caffelli fut installé. Puis Viravolta fit évacuer le lieu saint, tandis que Brozzi retroussait ses manches. Son éternelle sacoche, dégoulinante de pluie, était posée à ses côtés. Pietro n’en croyait pas ses yeux. Le cauchemar continuait. A voir ainsi Brozzi devant l’autel, en posture d’officiant par-dessus le cadavre, il en perdait son latin. Derrière le médecin de la Quarantia , la fresque qui représentait la Descente de croix acheva de plonger Pietro dans le plus grand trouble. Il porta une main à ses lèvres, puis fronça les sourcils et jura.
La Descente de croix ...
Des gouttes d’eau coulaient encore du rebord de son chapeau. Il se découvrit et s’avança, montant les marches de l’autel.
— Je vais voir dès maintenant si je peux en tirer quelque chose, dit Brozzi. La victime a été frappée par la foudre (il jouait d’une pincette sur les membres du cadavre; un lambeau de chair partit de lui-même). Les deux tiers de la surface du corps ont été carbonisés et les cheveux sont entièrement brûlés. La pilosité des membres supérieurs semble avoir... Dites-moi, Viravolta, votre valet n’a rien à faire? J’ai dans ma sacoche quelques feuillets de vélin et un peu d’encre, il pourrait prendre note de mes remarques. Cela m’éviterait de le faire et servirait à la rédaction de mon rapport définitif. Il sait écrire, n’est-ce pas ?
Landretto adressa à son maître un regard interrogateur. Sans un mot, Pietro fit un signe du menton. Landretto s’approcha de l’autel, fouilla dans la sacoche selon les indications de Brozzi et en sortit le matériel nécessaire. Bientôt, il notait ce que lui
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