Le piège de Dante
ordonnait le médecin d’un air appliqué et consciencieux. Pietro, lui, n’écoutait qu’à moitié, fasciné par le tableau de la Descente de croix. On y voyait la Vierge, Marie-Madeleine et Joseph d’Arimathie, recueillant le sang du Christ; au second plan, des légionnaires romains. Dans les cieux, les éclairs de la colère divine. Funèbres lamentations que celles du Golgotha. Au-dessous de la fresque se trouvait le tabernacle de l’église. Pietro s’avança encore. Décidément... le meurtrier aimait jouer des métaphores bibliques. Le lien avec le décès de Marcello, descendu lui aussi de son Arbre maudit, comme Caffelli à l’instant du chapiteau de San Giorgio, était sans équivoque.
— Le prêtre, estima Brozzi, a été ligoté par des cordes dont l’empreinte est visible encore sur sa gorge, à mi-torse, autour des mains, des genoux et des pieds. Ah ! Attendez, voyons cela... Une contusion derrière sa nuque et une légère fracture de la boîte crânienne laissent penser qu’on l’a assommé, avant de l’exposer ainsi au fronton de San Giorgio. Pietro ! Il me paraît impossible que cet acte ait pu être accompli par un homme seul. Caffelli s’est sans doute... réveillé une fois installé dans sa position définitive, au milieu des vents.
La Chimère commandait-elle aux éléments naturels, pour penser que la foudre tomberait sur le chapiteau, et qu’elle viendrait ainsi achever le prêtre? Etait-ce là le plus grand pouvoir d ’il Diavolo ? L'ennemi, quel qu’il fût, avait-il déclenché jusqu’à cet ouragan tombé sur Venise ? Pietro ne pouvait se défaire de cette impression de sortilège.
— Et il y a autre chose..., continua Brozzi.
Il ôta ses besicles et les nettoya un instant en retenant un haut-le-coeur. En soulevant un reste de vêtement, il venait de découvrir une nouvelle plaie, contours de chair brûlée.
— Il a été émasculé.
Il prit une profonde inspiration et rajusta ses lunettes.
— Il devait être déjà à moitié vidé de son sang. Il n’avait pas été dépouillé de ses vêtements. Il avait gardé son aube, dont il ne reste presque rien.
Les doigts de Pietro caressaient maintenant la Descente de croix qu’il avait sous les yeux. Il s’agissait bel et bien d’un tableau et non, comme il l’avait cru au départ, d’une fresque murale. Pietro fut soudain alerté par une légère différence de couleur entre la paroi, blanchie à la chaux, et l’endroit exact où – il en était sûr à présent – ce tableau aurait dû se trouver. Pas de doute : on l’avait récemment déplacé. Les coins de son cadre accusaient un angle bizarre. Le tableau, dans son ensemble, n’était pas tout à fait droit... Pietro laissa courir sa main sur le cadre, puis sur le liseré du mur. Il écarta les bras de part et d’autre, fléchit légèrement les jambes et, d’une poussée, souleva le tableau. Landretto le vit vaciller un instant. Il abandonna aussitôt la plume pour se porter à son secours, sous les yeux étonnés de Brozzi. Ensemble, ils ôtèrent la Descente de croix. Le médecin continua son examen. Pietro et son valet déposèrent le grand tableau plus loin. Puis ils regardèrent de nouveau en direction du mur, vers l’endroit qu’ils avaient mis au jour. Il était barré d’une fissure transversale, parfaitement chaotique, et...
Brozzi continuait de parler tout seul. Viravolta ne l’entendait plus.
Miseria.
Il recula lentement, de quelques pas.
Lorsqu’il fut à la hauteur du médecin, celui-ci, perturbé par le silence de plomb qui venait de tomber autour de lui, ôta ses besicles et se tourna à son tour vers le mur.
La bufera infernal, che mai non resta,
Mena li spiriti con la sua rapina;
Voltando e percotendo li molesta.
La tourmente infernale, qui n’a pas de repos,
Mène les ombres avec sa rage;
Et les tourne et les heurte et les harcèle.
Et, un peu plus loin :
Vexilla regis prodeunt inferni.
C'était une nouvelle inscription, non pas taillée au couteau dans la chair humaine, comme cela avait été le cas pour Marcello, mais écrite sur le mur.
— Des lettres de sang, murmura Pietro.
Il tourna vers Brozzi un regard interdit.
La main du médecin de la Quarantia retomba sur le cadavre.
Les enseignes du roi de l’Enfer s’avancent.
CHANT VI
L'ouragan infernal
LE PROBLÈME DU MAL Par Andreas Vicario, membre du Grand Conseil Du Péché et des Châtiments de Dieu : le Mal et le Pouvoir, chap. IV
... Il résulte
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