Le piège de Dante
du judéo-christianisme que l’édifice entier sur lequel il repose tient en une seule chose : la conscience du péché, et par suite de la métaphore de la culpabilité originelle, la transmission de cette conscience comme socle de la civilisation. Face à cette emprise, les sectes hérétiques n’ont que deux voies possibles : la rejeter en bloc et ruiner par là même les fondements de la morale; ou la déclarer incomplète et prétendre revenir à la source de messages religieux, en appelant au rigorisme des « purs ». Dans tous les cas, c’est le péché qui triomphe, c’est le refus ou l’appel du châtiment qui conditionne l’exercice du pouvoir spirituel, et c’est encore Lucifer qui gouverne. Là où réside la terreur, réside le pouvoir : c’est pourquoi le paradoxe veut que le Mal soit l’instrument suprême de domination des religions officielles ; c’est pourquoi les empires ne s’imposent que par la force dans le monde entier ; c’est pourquoi le problème du Mal est politique et pourquoi, une fois encore, il nous indique le triomphe en ce monde de Satan.
— Le ou les assassins sont allés vite en besogne, conclut Pietro. Vite, mais avec une certaine efficacité, il faut bien le reconnaître.
Le Prince Sérénissime, effaré, semblait perdre sa contenance habituelle.
Pietro, Emilio Vindicati et Antonio Brozzi étaient assis devant lui. Tous se trouvaient dans la Salle du Collège. La tempête mugissait toujours au-dehors, et tous les lustres étaient illuminés. Brozzi, de temps à autre, levait les yeux vers les fresques du plafond.
Il aurait visiblement aimé être ailleurs. Trop de tension était une mauvaise chose pour son coeur.
— Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! répétait Francesco Loredan.
Le Doge hochait la tête en tous sens. Il finit par frapper du poing sur l’accoudoir de son trône.
— Autant les circonstances du meurtre de Marcello Torretone pouvaient être dissimulées à la population, autant cette fois, tout Venise est au courant! L'affaire sera inévitablement portée devant le Grand Conseil, Emilio. Vous-même et les représentants de la Quarantia Criminale serez appelés à donner des explications sur la nature et le suivi de l’enquête! Il faut vous y préparer... Je ne serais pas surpris, d’ailleurs, que cet assassinat ait été commis en plein jour pour nous obliger à mettre le Grand Conseil dans la partie !... Nous risquons de naviguer en eaux troubles, une fois de plus, entre nos petits secrets et les délibérations publiques ! Si nous voulons persévérer dans l’enquête souterraine de Viravolta, les Dix et la Quarantia devront donner le change. Mais tout cela ne me dit rien qui vaille, Emilio, rien du tout ! Vous me mettez dans une position qui me déplaît profondément. Il nous faut des résultats, le Grand Conseil n’est pas sot : il sentira vite si quelque chose se trame en dehors de lui. Et qu’avons-nous, jusqu’à présent ?
Pietro prit la parole :
— La piste du Menuet de l’Ombre ne nous mène nulle part. J’avoue m’être demandé si ce Virgile n’était pas l’un des émissaires d’Emilio, qui me garantit le contraire ; il y a donc bien un lien entre le meurtre de Marcello, celui du prêtre Caffelli et la scène pour le moins embarrassante vers laquelle on a conduit mes pas à la casa Contarini. Si, comme je le pense, Marcello et Caffelli étaient amants, il est probable que tous les deux représentaient une menace bien réelle pour celui ou ceux que nous cherchons... Mais ce qui me trouble le plus, c’est que quelqu’un est d’ores et déjà au courant que j’ai été chargé de cette mission! J’ai d’ailleurs eu le sentiment d’être suivi en me rendant à Murano. « L'ennemi est partout », disait le prêtre. Et si ce n’est pas l’un de nous qui a vendu la mèche – pardonnez-moi de devoir prendre toutes les hypothèses en considération –, ce peut être Caffelli lui-même, avant de mourir, ou l’un des membres de la troupe du San Luca, un peu plus sagace que les autres... Ou encore, Luciana Saliestri, dont nous avons retrouvé la broche dans ce même théâtre.
— Le prêtre de San Giorgio... dit le Doge. Bonté divine! Quel malheur pour ses bons paroissiens...
— Il est vrai qu’à ce rythme, notre enquête ne sera plus guère secrète, reprit Pietro. Je suis d’accord avec vous, Votre Sérénité : ce même « quelqu’un » veut nous forcer à agir au grand jour, agiter tous
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