Le piège
gagner sa sympathie. Comment savoir la vérité ? Bridet s’endormit
enfin.
** *
Au cours des semaines qui suivirent, Bridet
n’eut aucune nouvelle de ce rapport. Il finit par ne plus y penser. Cette
demande de renseignements, à n’en pas douter, avait été encore causée par ce
besoin de l’administration, qui tenait à garder la haute main sur tout, de
faire acte d’autorité.
Bridet s’habituait à la vie du camp. Il s’était
lié avec quelques-uns de ses compagnons. Tous avaient plus ou moins la même
façon de sentir et de réagir. Au point de vue moral, il était moins seul qu’en
liberté. Ces deux cent cinquante hommes, venus des milieux sociaux les plus
divers, imposaient le respect par leur unité. Une impression de force se
dégageait d’eux et, comme après avoir traversé la ligne de démarcation, au
buffet de la gare, Bridet éprouvait de la fierté de faire partie d’un tel
groupement. Il s’y sentait à l’abri, beaucoup plus à l’abri que dans les
couloirs des ministères vichyssois. Rien ne pouvait être fait contre lui. Il
dépendait d’une collectivité qui était de taille à répondre à toutes mesures
prises contre elle. On en avait eu la preuve. Plusieurs fois déjà, les
autorités avaient été obligées de rapporter une décision.
Un soir pourtant, le bruit se répandit dans
le camp que deux internés qui avaient été transférés, trois jours plus tôt, à
la prison de Clermont, avaient été exécutés. On donnait les noms. Certains
affirmaient qu’ils avaient été guillotinés. Cela parut tellement monstrueux à
Bridet qu’il ne le crut pas. Ces histoires d’épouvante lui semblaient toujours
du domaine de l’imagination. D’ailleurs, nombreux étaient ses camarades qui
partageaient ses doutes. Mais il en était d’autres, aussi nombreux, qui étaient
persuadés de la véracité de ce bruit. « Si c’est vrai, c’est que nos deux
camarades ont commis des actes que nous ignorons », remarqua Bridet. « Pas
du tout, lui répondit-on. Ils n’ont rien fait. Ils ont été exécutés comme
otages. » L’un d’eux était un homme de cinquante sept ans, d’une condition
très modeste (c’était un terrassier qui avait eu la malchance d’appartenir à
une organisation ouvrière) qui avait été interné pour avoir tenu, le lendemain
de Montoire, des propos injurieux à l’égard du chef de l’État.
Profitant de la sympathie qu’il avait su s’attirer
d’un employé du camp en racontant qu’il avait écrit dans les journaux, Bridet
chercha à connaître la vérité. Deux hommes avaient été en effet exécutés. Mais
il ne put savoir rien d’autre. Il n’en eut pas moins l’impression qu’au bureau
on avait su une semaine à l’avance que ces deux hommes seraient exécutés (le
second était un instituteur de vingt sept ans). Ainsi, pendant que les
prisonniers lavaient leur linge, écrivaient à leur famille, se livraient à
toutes les petites occupations d’une vie ralentie, ces fonctionnaires avaient
su que deux hommes allaient être tués. Qu’ils eussent continué à veiller sur le
camp comme si tout était normal les rendit, du jour au lendemain, odieux. Des
altercations s’élevèrent entre les gardes et les internés. Le capitaine
Lepelletier songea à sévir. Finalement, certains fonctionnaires furent déplacés.
Le calme revint. L’atmosphère n’en demeurait pas moins lourde. Il ne se passait
pas de jour que le bruit ne courût que d’autres otages allaient être désignés.
Des journaux entraient dans le camp. À chaque relation d’attentat ou de
sabotage, une grande effervescence se manifestait. Des groupes se formaient
devant les pavillons. Les autorités du camp s’en émurent finalement. Ce fut à
ce moment qu’elles firent afficher la déclaration dont voici le résumé : « Elles
avaient remarqué une certaine agitation causée par la présomption d’une
désignation d’otages. Elles tenaient à faire savoir aux internés du camp de
Venoix que le gouvernement de l’État français s’était opposé à toute
désignation d’otages dans les camps d’internement, que les rumeurs qui avaient
couru à ce sujet étaient sans fondement, que jamais aucun otage n’avait été
désigné et, à plus forte raison, exécuté. »
Cette déclaration calma certains esprits,
mais laissa Bridet complètement indifférent. Le gouvernement de l’État
français, si chatouilleux quand il s’agissait d’honnêteté et de
Weitere Kostenlose Bücher