Le piège
La
publication, en avril 1945, du roman Le Piège vient rompre cinq années
de silence, durant lesquelles Emmanuel Bove refusera de publier. Ce retour à la
vie littéraire passera inaperçu ou presque. Écrit « à chaud » sous l’occupation
allemande, Le Piège , roman dénonciateur des compromissions vichystes,
arrive trop tôt. La France euphorisée par la Libération a envie de tourner
cette sombre page de son histoire. La remise en question sera pour beaucoup
plus tard. La fête ne saurait être gâchée par Bove le rabat-joie. Plusieurs
éditeurs, dont Gallimard, rejetteront le manuscrit. L’écrivain, qui a brûlé ses
forces vives dans une existence vouée à l’écriture, est déjà malade, malade à
en mourir. Il aura tout de même la satisfaction de voir publier Le Piège et Départ dans la nuit (titre tristement annonciateur), deux volets de
son triptyque consacré à la guerre. Non-Lieu , publié après sa mort,
mettra un point final à son œuvre.
Joseph Bridet, le personnage principal
du Piège , démobilisé après l’armistice, traîne à Lyon son ennui et son
amertume face à « l’immense catastrophe ». Dans un idéalisme qu’il
voudrait héroïque, un leitmotiv revient : passer en Angleterre pour
rejoindre les Forces libres. Après moult hésitations, il se décide à aller voir
un ami influent à Vichy pour lui demander un sauf-conduit. Médiocre comédien, Bridet
ne convainc personne de sa fidélité envers le Maréchal et la Révolution
nationale. Ses démarches intempestives et maladroites vont le rendre suspect
auprès des autorités de Vichy. Il sera inquiété une première fois, quand l’ami
sollicité s’avérera être un gaulliste. Bridet ne saura plus très bien quel rôle
jouer ; ses atermoiements et des circonstances malchanceuses le
précipiteront dans un engrenage kafkaïen qui lui sera fatal.
Comme tous les personnages boviens, Bridet
cherche à sublimer la réalité pour donner un sens à son existence, trouvant
refuge dans le rêve d’un idéal qu’il ne se donne pas les moyens d’atteindre. Il
s’imagine en héros en écoutant les messages codés à la radio « Le mari de
Yolande est attendu à Londres. Nous répétons Le mari de Yolande est attendu à
Londres. » Bove lui donnera la chance de réaliser ce fantasme. Bridet,
victime de l’absurde et innocent de tout acte de résistance, devant le peloton
d’exécution, retrouvera, dans un dernier sursaut, sa dignité.
De toute la littérature écrite sur
Vichy, Le Piège est certainement le livre qui témoigne le mieux du
malaise de cette période trouble où tout un pays est tenté de basculer dans la
veulerie. Quelques jours après l’enterrement de Bove, Pierre Trémois, l’éditeur
du Piège , recevra cette lettre destinée à l’écrivain : « Lyon,
le 17 juillet 1945, Monsieur, Je viens de lire Le Piège et il me serait
impossible de ne pas vous exprimer mon émotion et mon plaisir. Ah ! que
nous voilà loin de ces pages sur la Résistance qui sentent l’artifice et le
seul désir de l’auteur de prouver qu’il en était lui aussi ! Votre Bridet,
nous l’avons connu, il est à nous car ses craintes, ses révoltes, nous les
avons vécues, senties au cours de ces terribles dernières années. Cet air
empoisonné de Vichy, nous l’avons respiré, ces brumes désespérées de Lyon, je
les subis pour ma part depuis octobre 1940. Le Piège est un grand livre.
Si j’avais été membre du jury du Goncourt, c’est à vous que je l’aurais donné.
Mais pas plus que la justice tout court, la justice littéraire n’existe. Sachez
toutefois que vous avez ému le cœur de bien des gens. Cela ne m’étonne pas de
vous, de l’auteur de La Coalition qui est un de mes livres chers et que
j’ai très souvent relu. Vous êtes un romancier de l’ombre, de la détresse, de
la nuit. Croyez en toute ma grande sympathie. Madame René Daumières. »
1
Depuis qu’il était à Lyon, Bridet cherchait
un moyen de passer en Angleterre. Ce n’était pas facile. Il employait ses
journées à courir partout où il eût eu une chance de rencontrer des amis qu’il
n’avait pas encore revus. Il fréquentait la brasserie proche du grand théâtre
où se réunissaient les journalistes dits repliés, il se promenait rue de la
République, tâchant de découvrir aux terrasses des cafés des figures de
connaissance, il retournait plusieurs fois par jour à son hôtel avec l’espoir d’y
trouver une lettre, un
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