Le piège
assez fort pour affronter cette épreuve, c’est d’agir exactement
selon notre conscience. Le soir, dans son lit, Bridet fut pris de honte pour
tout ce qu’il avait dit et espéré dans la journée. Il avait dit que le colonel
allemand avait été tué par un mari jaloux. Mais au fond de lui-même, si sa vie
à lui n’avait pas été en jeu, il savait bien qu’il ne l’eût pas voulu. Il eût
affirmé, au contraire, que ce Boche avait été tué sciemment par un patriote et
qu’il fallait tuer tous les Boches. Il avait espéré sa libération. Comme c’était
lâche ! À un moment où des Français allaient mourir, lui, il aurait
accepté de partir, il aurait abandonné ses compatriotes.
Vers neuf heures du matin, on apprit que
des officiers de la Kommandantur de Beauvais s’étaient présentés très tôt aux
autorités responsables du camp. Ils étaient accompagnés d’un civil. On disait
que c’était le secrétaire général de la sous-préfecture de Clermont. Les
fonctionnaires du camp lui avaient remis plus de cent quatre-vingts dossiers.
Ces dossiers se trouvaient à présent au ministère de l’Intérieur.
** *
Ces bruits plongèrent Bridet dans un
profond accablement. Il ne voulait pas le croire. C’étaient des racontars.
Comment avait-on pu le savoir ? En admettant que ce fût vrai, comment les
prisonniers l’avaient-ils appris deux heures après ? Bridet fit des
réflexions ironiques sur les gens toujours bien informés. Mais cette espèce de
délégation avait été vue par de nombreux camarades. Si on ignorait ce qu’elle
était venue faire, on ne pouvait nier qu’elle fût venue. Bridet répondit qu’il
était tout naturel que les Allemands visitassent les camps. Ils occupaient le
pays. À ce titre, ils allaient partout. Quant au reste, ce n’étaient que des
suppositions.
Il ne se produisit rien de notable au cours
de la journée. Le lendemain, Bridet écrivit une autre lettre à Yolande,
beaucoup plus brève. Il se réjouissait que la première ne fût pas partie. Le
temps était magnifique. Il avait l’impression que le danger était passé. Il
durait trop pour demeurer menaçant.
Vers dix heures, Bridet était en train de
regarder par la fenêtre qui se trouvait juste au-dessus de son lit, lorsque
tout à coup, il aperçut, sur la route, de l’autre côté des barbelés, deux
camions dans lesquels des hommes se tenaient debout. La distance était encore
trop grande pour distinguer qui étaient ces hommes. Les camions approchaient,
laissant derrière eux un nuage de poussière qui rampait sur la route. Soudain,
il reconnut des soldats allemands. Ils venaient relever les gardes mobiles
français. Bridet qui, dans la vie, avait toujours gardé les mauvaises nouvelles
pour lui, fut tellement frappé qu’il appela aussitôt ses camarades. Ils se
pressèrent aux fenêtres. Pendant quelques minutes, ils parurent ne pas
comprendre la signification de cette relève. Puis, comme s’ils éprouvaient un
soulagement à noircir encore la situation, ils se répandirent en lamentations.
Ce n’était pas quinze otages qui allaient être fusillés, mais trente,
cinquante. Et les Boches ne s’occuperaient pas de savoir si ceux-ci étaient
mariés, père de famille, soutien de famille, héros de l’autre guerre, grand
blessé, etc...
Bridet regrettait d’avoir jeté ainsi l’alarme
dans la chambrée. Comme il essayait d’expliquer à ses camarades que tout n’était
pas perdu, ils le firent taire brutalement. Bridet était aveugle. Il s’imaginait
donc que les Boches se dérangeaient pour rien. Ah, il allait voir. Ce ne serait
pas long. Il n’allait pas tarder à être fixé. Mais cette colère collective
tomba très vite.
— Il faudrait tout de même tâcher de
savoir quelque chose, dit un des internés.
— Un de nous devrait se rendre au
bureau, suggéra un autre.
Bridet s’offrit. Peu après il demandait au
lieutenant Corsetti s’il était vrai que des otages allaient être pris dans le
camp. Il avait à peine posé cette question, que le lieutenant se mit à
gesticuler comme un fou. « C’est de la démence. Mais qu’est-ce que vous
avez donc tous ? Enfin, est-ce que vous avez déjà oublié la déclaration
qui a été faite ? C’est incroyable que des hommes puissent être aussi
nerveux. Il y a certainement parmi vous des individus qui vous montent la tête.
Quelle opinion allez-vous donner de nous aux Allemands qui nous observent ?
Nous avons déjà la
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