Le piège
très délicat en une telle circonstance. « Allons,
mes braves dames, ne vous énervez pas, allons, passez, n’insistez pas, vous
avez mieux à faire chez vous. » Comme elles demeuraient immobiles à
quelques pas, un des deux gendarmes se tourna vers le cimetière, regarda les
tombes de l’air d’un homme impuissant devant le destin. Puis il dit : « Vous
voyez bien, c’est fini. Tout ce que vous ferez ne changera rien à leur sort.
Allons, mes braves dames, rentrez chez vous. » L’autre gendarme ajouta :
« Il y a déjà six jours », et il eut un geste qui signifiait que la
vie continuait.
À ce moment, une femme se détacha. Elle
avait un visage maigre, de beaux yeux bleus. Elle était grande et un peu
voûtée. Elle portait un fichu de tricot noir sur les épaules. Elle s’approcha
des deux gendarmes. Tout à coup, comme en proie à une attaque de nerfs, elle se
mit à agiter les poings et à frapper sur les gendarmes comme contre un mur.
Elle trépignait en même temps. Ils essayèrent de la maîtriser. Perdant alors
tout contrôle d’elle-même, elle s’accrocha à leur baudrier, à la bretelle de
leur mousqueton, à la jugulaire de leur casque, elle les griffa, leur donna des
coups de pieds. Et elle criait en même temps : « Assassins, assassins. »
NOTE DE L’AUTEUR
Les papiers, réunis à gauche et à droite
après la mort de Joseph Bridet par ses amis, sont d’un intérêt relatif. Si une
nouvelle édition de ce livre doit être faite, nous les joindrons cependant en
appendice.
En voici la liste :
1° Sept poèmes écrits entre 1935 et 1939.
2° Quelques notes rédigées hâtivement en
prison et à de grands intervalles. Il est visible que Bridet avait eu
conscience de vivre des heures dont le souvenir devait être gardé. Mais, soit à
cause de l’anxiété qui le rongeait, soit par nonchalance, il s’était chaque
fois interrompu.
3° Les reportages que ses directeurs l’avaient
autorisé jadis à signer de son nom. Il en est un où il semblerait que d’émouvants
rapprochements pussent être faits. C’est celui où il est rendu compte d’une
exécution capitale. Mais Bridet avait adopté pour briller un style si artificiel
qu’il est impossible de trouver une phrase d’où se dégage, comme des paroles ou
des écrits de ceux qui ne sont plus, une signification demeurée cachée
jusque-là.
4° Deux lettres de Basson écrites de
Londres, après que Bridet eut été fusillé. Elles sont émaillées de termes
anglais d’amitié. Quand on connaît la fin lamentable du destinataire elles
laissent une impression pénible. Basson parle des dangers auxquels il a
échappé, avec une confiance en soi, une vantardise qui choque. Et ce qui,
peut-être est encore plus désagréable, c’est qu’à aucun moment il ne lui vient
à l’esprit que quelque chose ait pu arriver à son camarade resté en France.
5° Une lettre émue d’Outhenin à Yolande,
écrite quelques jours après la mort de Bridet et qui commence ainsi : « Je
viens d’apprendre l’affreux malheur qui vous frappe... »
6° Une lettre de Yolande à sa belle-sœur, Mlle
Laveyssère, dans laquelle, feignant de se trouver devant un cas de conscience,
elle demande si elle doit ou non, malgré la défense de son mari, prévenir Mme
Bridet mère.
7° Une lettre de cette dernière à Yolande.
Cette lettre d’une malheureuse vieille femme, à qui la mort tragique de son
fils vient d’être annoncée, est extraordinaire. Mme Bridet ne manifeste aucun
étonnement, aucun désespoir. Elle parle de son fils comme d’un étranger et,
tout à coup, à la fin, elle demande qu’il soit vengé.
8° La lettre que le lecteur connaît déjà,
écrite par Bridet à sa femme avant de mourir, mais ayant été rendue officielle
avant de lui être transmise par des cachets français et allemands comme si,
bien entendu, les auteurs de l’assassinat avaient agi dans la plus parfaite
légalité.
9° Une note datée du 15 janvier 1941,
écrite au crayon par le ministre de l’intérieur sur papier à en-tête du
ministère, qui fut remise à Yolande dans des conditions assez mystérieuses,
trois mois environ après l’exécution de son mari. Cette note est adressée à M.
Saussier. Elle demande qu’on laisse « dormir » l’affaire Bridet. Le
mot dormir est souligné. Cette note avait été déposée chez la concierge de la
rue Demours, sans explication, par un inconnu auquel personne n’avait
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