Le Pont de Buena Vista
jour de son arrivée, le punkah du Sud manquait vraiment, elle invita Desteyrac à la rejoindre – « le temps de passer une robe fraîche », dit-elle – dans le petit salon réservé aux dames.
– Je ne vous l'enlèverai qu'un moment, lança-t-elle à son père.
Prêt à suivre au fumoir les cousins Cornfield, Murray, le commandant Colson et le docteur David Kermor, retour de Boston comme son confrère Weston Clarke, Charles dut s'exécuter.
Un moment plus tard, quand il pénétra dans le boudoir lambrissé de bois de rose où se trouvaient réunies, hors de vue du commun des visiteurs, les médiocres peintures de la défunte épouse de Jeffrey Cornfield, Charles découvrit Ottilia dans l'attitude à la fois alanguie et attentive de Juliette Récamier posant pour le peintre Jacques-Louis David en 1800. Allongée, telle une odalisque, sur une méridienne, le dos calé par des coussins, elle avait passé une longue robe fluide d'organdi céladon, au large décolleté bordé d'une grecque au fil d'or.
Ignorant sans doute qu'elle parodiait le célèbre tableau que Charles avait vu au Louvre, lady Ottilia désigna un siège à l'ingénieur, dont le sourire indiqua qu'il appréciait, un rien moqueur, la grâce de la mise en scène.
Dans l'atmosphère tiède et parfumée du salon douillet, aux lampes voilées d'abat-jour de soie, le spectacle était des plus séduisant. Les manches courtes de la robe, d'une simplicité antique, mettaient en valeur les bras ronds de la jeune femme, dont les cheveux relevés sur la nuque dégageaient le cou et libéraient l'ovale parfait du visage. Les transparences de l'organdi, bien que tamisées par un dessous de batiste, laissaient deviner des formes qu'on se souciait peu de dissimuler. À cette vue, Charles se récita mentalement : « Elle avait revêtu cette gaze légère inventée par les Grâces, qui cache tout et ne dérobe rien. »
Comme, en homme bien élevé, il feignait d'ignorer, après les avoir effleurés du regard, les pieds nus d'Ottilia, émergeant du jeté en volutes de sa robe, elle le pria d'excuser ce négligé dû, comme sa toilette d'après-dîner, à la chaleur excessive du mois d'août.
– C'est si aimable à vous d'être revenu de Pennsylvanie pour mes fiançailles. Dorothy Weston Clarke dîne en ville avec son mari, je me retrouve donc la seule femme. Tenez-moi compagnie un moment, s'il vous plaît.
– Entre un cigare et le charme de votre gracieuse intimité, le choix ne se discute pas, dit Charles, galant à la limite de l'ironie.
– Parlez-moi de Pittsburgh et de votre pont, commença-t-elle.
L'ingénieur brossa un rapide tableau de la cité enfumée et ne cacha pas son admiration pour la puissance industrielle qui s'y développait, en tout point comparable à celle du Creusot, de Sheffield ou de Birmingham.
Militante féministe, lady Ottilia s'indigna du sort réservé aux épouses des ouvriers du fer, contraintes de vivre dans une cité sale, malodorante, dépourvue de boutiques, de distractions de nature à élever l'esprit, et trop souvent obligées de supporter l'ivrognerie, « en partie excusable », de leur mari.
– Je vais demander à mes amies, Elizabeth Cady Stanton et Lucy Stone, d'inciter celles des nôtres qui préparent la septième Convention nationale des droits de la femme, qui se tiendra à New York en novembre 1856, à s'intéresser au sort des femmes de Pittsburgh, promit Ottilia.
Charles connaissait maintenant assez la fille de lord Simon pour deviner que l'intérêt qu'elle semblait porter aux métallurgistes de Pittsburgh et à leurs épouses n'était que l'amorce d'une conversation plus personnelle. Aussi ne fut-il pas surpris quand elle lui demanda d'approcher son siège de la méridienne et lui tendit une main qu'il prit comme si la confidence à venir exigeait un contact physique, gage d'une écoute plus attentive.
– J'ai grande confiance en vous, Charles, et en votre bon sens, aussi vais-je vous parler franchement. Edwin, si séduisant et prévenant qu'il soit, n'est pas ce qu'on appelle un beau parti. Il n'a pas un dollar vaillant et sa mère mène à Washington, malgré ses grands airs, une vie plus que modeste. Mais lord Simon, soucieux de mon avenir et redoutant ce qu'il nomme mes fantaisies, souhaite depuis longtemps me voir établie. Il faut reconnaître qu'à mon âge la plupart des femmes sont mariées et mères de famille. Il est
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