Le Pont de Buena Vista
O'Graney se prépara à le faire peindre.
– Notre peinture de marine pourrait faire l'affaire, proposa-t-il.
– Tout est prévu, Tom. Les seaux de peinture que j'ai commandés à Nassau sont arrivés hier : tu les trouveras dans le hangar aux outils.
L'Irlandais délégua deux marins pour aller chercher les récipients et faillit perdre ce qui lui restait de voix quand il ouvrit le premier seau.
– Mais c'est de la peinture bleue, monsieur. Ils se sont trompés, à Nassau !
– Non, c'est bien la peinture que j'ai commandée, Tom. Nous ne sommes pas à Liverpool. La couleur de nos îles est le bleu. Le pont sera donc bleu : bleu comme le ciel, bleu comme la mer, bleu comme les yeux d'une Irlandaise !
– C'est bien la première fois qu'on verra un pont bleu, monsieur, dit Tom.
– Mais c'est justement pour qu'on le voie moins qu'il sera bleu.
Sous l'effet de l'étonnement, la voix perchée du géant était montée d'un ton, mais Sima, le pêcheur d'éponges, et les Arawak présents, amateurs de couleurs vives, approuvaient gaiement le choix de l'ingénieur.
La veille du lançage du pont, opération délicate et risquée, Charles réunit les ouvriers et les marins qui participeraient aux manœuvres déjà répétées.
– Le lançage est une opération difficile, que nous conduirons sans témoins. Je ne veux pas de curieux, quels qu'ils soient. Aussi, je vous demande à tous de garder le secret. Nous commencerons le travail demain matin, au lever du jour.
Cette nuit-là, Charles ne put trouver le sommeil. Il touchait au but. Le pont, son premier ouvrage, autour duquel, suivant la tradition, ses condisciples des Ponts eussent organisé une fête, allait être lancé à des milliers de kilomètres de la rue des Saints-Pères. On n'en saurait en France que ce qu'il accepterait d'en écrire à des amis. On ne verrait pas dans L'Illustration de dessin du pont de Buena Vista ; les plans ne seraient pas conservés dans les archives de l'École ; il y avait peu de chances qu'une réalisation aussi discrète suscitât des commandes qui lui permettraient d'exercer son art ailleurs. Mais il avait choisi l'aventure. Et l'aventure lui offrait une romance exotique grisante, riche en imprévus. Le bonheur était là, pas ailleurs.
Restée à Buena Vista pour tenir compagnie à Lamia, agacée par le bruit et la fumée de la petite machine à vapeur qui fournissait l'énergie au cabestan installé sur son îlot, Ounca Lou vint à l'aube, par la mer, l'assurer de son amour, puis elle regagna l'îlot.
Tandis que s'éteignaient les dernières étoiles, chassées par la lumière froide de l'aube, tous les ouvriers rassemblés se tenaient aux ordres de l'ingénieur. Alors que, chaque jour, la reprise du travail s'accomplissait dans les bavardages, les quolibets et les rires, ce matin-là, les Arawak comme les marins de O'Graney restèrent silencieux, sérieux, presque graves, aux ordres de Charles Desteyrac. Tous savaient participer à un événement exceptionnel dans l'archipel. Plus tard, ils amèneraient leurs enfants et petits-enfants voir le pont. Désignant tel rivet qui leur avait brûlé les doigts, telle entretoise ou tel longeron qui leur avait écrasé un orteil ou déchiré la paume, ils diraient avec fierté : « C'est moi qui l'ai fait. »
On mit d'abord en place le contrepoids, fait de gueuses de fonte apportées du port occidental et de blocs de pierre. Puis, les câbles, tirés au-dessus du goulet, furent enroulés au cabestan placé sur Buena Vista. Charles s'adressa alors une dernière fois aux hommes qui devaient, au moyen de cordages, guider la propulsion de l'ouvrage.
– Pensez que vous allez faire rouler au-dessus du goulet vingt tonnes de fer. Le contrepoids que je crois avoir largement calculé maintiendra le tablier horizontal. Il ne fléchira pas au-dessus de la faille et son extrémité se posera sur le chemin de roulage que vous avez construit sur l'îlot. Mais si, d'aventure, le pont s'inclinait et menaçait de glisser dans le gouffre, n'essayez pas de le retenir. Vous n'y parviendriez pas et seriez entraînés avec lui. Si cela se produisait, je vous donne l'ordre de lâcher câbles et cordages et de vous éloigner du bord. Maintenant, au coup de sifflet de Tom O'Graney, le cabestan va être mis en marche. Prenez vos postes. Si le bon Dieu et vos zemis le veulent, tout se passera bien ! conclut Charles, en proie
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