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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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Nassau, ajouta-t-il, nullement certain de ne pas imaginer à tort.
     
    Le regard de la jeune femme se portant sur un guéridon où se trouvaient un verre et une fiole, il sut avoir vu juste.
     
    – Je ne vois pas ce que vous voulez dire, Charles. Non, vraiment, je ne vois pas.
     
    – Eh bien, moi, je vois !
     
    Faisant un pas vers le guéridon avant qu'Ottilia eût réagi, il saisit le flacon et le lança, par-delà la galerie, dans le jardin.
     
    Quand il se retourna, Ottilia s'était assise et le regardait, accablée, mais s'efforçant au calme.
     
    – C'est un somnifère que vous venez de jeter par la fenêtre, dit-elle posément.
     
    – Pour faire dormir longtemps, très longtemps, à jamais peut-être ? N'est-ce pas, Ottilia ?
     
    – Qu'importe ce que vous pensez. Vous ignorez pourquoi j'ai perdu le sommeil, gémit-elle.
     
    – Je sais, maintenant, Ottilia, tout ce que vous cachez de souffrance intime, répondit Desteyrac.
     
    – Ah, vous savez ! Vous savez ! Depuis des mois, sans doute. Par Lamia, bien sûr, la seule qui connaisse mon état. Vous savez donc que je ne puis être ni amante, ni épouse, ni mère. Vous savez que je ne suis pas épousable ! s'écria-t-elle, prise d'une sorte de fureur désespérée.
     
    – Je le sais depuis une heure seulement. C'est pourquoi je suis venu en pleine nuit chez vous. La confidence de lady Lamia, succédant aux propos que vous m'avez tenus à Pink Bay, nous a donné à craindre que ne vous fassiez usage d'un trop puissant somnifère, car j'avais connaissance par Malcolm de votre visite à la sorcière de Nassau, Otti.
     
    Vaincue, Ottilia se mit à pleurer en silence comme une fillette prise en faute. Charles s'approcha, l'obligea à relever la tête et essuya d'un doigt une larme qui roulait sur sa joue.
     
    – Je suis votre ami, Otti. Ce dont la nature vous prive n'est pas tout dans la vie. Une des plus belles Françaises connues, morte il y a quelques années, Juliette Récamier, était dans votre situation. Elle fut admirée, aimée, adulée par des savants, des artistes, des hommes célèbres, des écrivains, dont M. de Chateaubriand, qui la visitait chaque jour. Vous n'êtes pas exclue de l'amour, Otti.
     
    Elle quitta son siège et se jeta dans les bras de Charles en pleurant, puis, rompant immobilité et silence, se sépara de lui.
     
    – Merci, mille fois merci, Charles. Vous me faites grand bien. Maintenant, partez. Nous nous reverrons dans quelques jours, sans doute à la fête que mon père donnera pour l'inauguration de votre pont.
     
    – Il y aura bal et nous valserons, promit Desteyrac en passant sur la galerie.
     
    Il sauta la balustrade et se trouva dans la pénombre devant une apparition fantomatique : lord Simon, vêtu d'un long négligé blanc, un fusil sous le bras, pareil à la statue du Commandeur, encadrait, avec Pibia, lui aussi armé, le pauvre Timbo.
     
    – Ah, c'est vous, Desteyrac ! Pouvez pas passer par la porte, comme tout le monde, au lieu de jouer les Roméo en grimpant au balcon ?
     
    De la part d'un père surprenant un visiteur nocturne – supposé galant – chez sa fille, le ton aurait dû être plus sévère.
     
    – J'avais une chose urgente à dire à lady Ottilia et ne voulais déranger personne à cette heure, lord Simon.
     
    Cornfield allait parler quand, penchée à la balustrade de la galerie, Ottilia intervint.
     
    – Je vous en prie, père. N'importunez pas M. Desteyrac. Rejoignez-moi, je vous prie, au salon. Je vous expliquerai tout.
     
    Lord Simon émit un grognement, renvoya Pibia avec les fusils et prit Charles aux épaules.
     
    – Vous êtes un sacré gaillard, Monsieur l'Ingénieur ! Savez-vous que vous ne me déplairiez point comme gendre ? lâcha-t-il avec un rire énorme qui rassura Timbo mais fit imaginer à Charles que le temps des déceptions n'était pas révolu.
     
    Sur la route de Pink Bay, ayant pitié de l'Indien qui, dodelinant de la tête, menaçait de s'endormir, le Français prit les rênes.
     
    – Mossu va ma'ier lady Ottilia ? C'est bon pou' Mossu l'Ingénieu' mais Mame Ounca pas contente, observa l'Arawak.
     
    – Il y a plusieurs façons de devenir le gendre de lord Simon, Timbo. Mais tout ça est secret. Si tu racontes ce que tu as vu et entendu cette nuit, les zemis te feront pousser des cornes !
     
    – Je pa'le'ai pas mieux qu'une éponge, mossu. P'omis ! dit-il avant de céder au sommeil.
     

    Le pont achevé,

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