Le Pont de Buena Vista
azur.
– Pensez que, ce soir, il y a bal chez mon père, lui glissa-t-elle.
Le délégué du gouverneur royal, représentant de Sa Majesté, la reine Victoria, ne pouvait tenir le premier rôle lors d'une cérémonie privée, organisée sur un territoire dont la Couronne n'était plus propriétaire. Avec l'accord de Carver, promu maître des cérémonies, Charles avait profité de la situation pour bousculer un peu le protocole. Au contraire du déroulement habituel d'une inauguration, et par courtoisie pour le délégué du gouverneur, contraint de n'être que simple spectateur, les discours ne seraient prononcés qu'une fois le pont ouvert. Le Français avait décidé de fermer l'ouvrage aux deux extrémités par des rubans identiques, aux couleurs de l'Union Jack et qui seraient simultanément coupés par lord Simon sur Soledad et par lady Lamia sur Buena Vista.
Sous le ciel indigo, alors que le thermomètre marquait 29 degrés centigrades, le froissement sonore des vagues dans le goulet enjambé par le pont faisait écho au chuchotement en mineur d'un océan paisible.
Sur une sonnerie de trompette, lord Simon s'avança vers le pont tandis que Lamia, vêtue d'une longue robe de même ton que sa volumineuse chevelure grise, argentée par la violente lumière de midi, fit de même sur la rive opposée. Une nouvelle sonnerie invita le frère et la sœur, à qui des fillettes venaient de tendre des ciseaux, à couper les rubans, ce qu'ils firent avec gravité, dans un silence concerté.
Pour les insulaires, qui savaient combien lord Simon et lady Lamia évitaient, depuis tant d'années, de se rencontrer, leur geste prit une signification particulière. Figés aux deux extrémités de l'ouvrage, le frère et la sœur s'observèrent un instant tandis que la musique attaquait God Save the Queen , puis, soudain, s'élancèrent d'un pas vif à la rencontre l'un de l'autre et s'étreignirent avec fougue au milieu du pont.
La foule applaudit sans subodorer la signification réelle de cette embrassade. Edward Carver en apprécia le sens profond et, bouleversé, se pencha vers Charles.
– Votre pont est l'arche d'alliance si longtemps espérée, mon ami, murmura-t-il, très ému.
Déjà, lord Simon avait offert le bras à sa sœur pour la conduire jusqu'à la tribune. Charles vit dans leurs yeux les mêmes larmes. Il avait gagné.
Avant que lord Simon ne prît la parole, deux enfants dévoilèrent les blasons des Cornfield, ce qui souleva parmi les assistants une clameur admirative et un échange de regards enfin complices et tendres entre le tyran de Soledad et la sorcière de Buena Vista.
Après que le pasteur Russell eut lu un psaume, le père Taval, revêtu de sa robe de moine, vint bénir le pont. Quoiqu'il fût paillard, gourmand, grand buveur et paresseux, l'ermite du mont de la Chèvre, resté humble de cœur et dévoué corps et âme aux malheureux, était estimé de tous.
Après trois phrases courtoises du délégué du gouverneur, lord Simon prit la parole. Il adressa les salutations d'usage aux personnalités, puis, plus sobrement que ne s'y attendaient Carver, Charles et Malcolm, il en vint à l'objet de la cérémonie.
– Ce pont, dans lequel on verra plus tard un ouvrage d'art audacieux et robuste, est dû au génie industriel de Monsieur l'Ingénieur français Charles Ambroise Desteyrac, commença-t-il, suscitant des applaudissements.
Quand ceux-ci se calmèrent, Simon Leonard reprit son discours.
– Cet ouvrage est aussi le produit du travail des charpentiers et marins de mes bateaux et celui de nos ouvriers indigènes. Sachez que nos Arawak ont donné à ce pont une jambe, trois doigts, un œil, et que d'autres ont souffert de brûlures ou de plaies douloureuses, dit-il en s'inclinant, un peu cabotin, en direction du cacique.
Cet hommage aux travailleurs indiens, suggéré par Desteyrac, fut acclamé par des gens de Nassau qui traitaient leurs domestiques avec moins d'égards que Cornfield.
– Ce pont, reprit le lord, est un élément de sûreté pour tous les insulaires. Que l'océan se déchaîne, empêchant toute communication par la mer entre Buena Vista et Soledad, que dans notre Devil Channel, gouffre qui a pris trop de vies, les vagues d'est et d'ouest se livrent un combat infernal, nous pourrons tout de même passer, par tous les temps, d'une île à l'autre. Ce lien de fer entre nos domaines n'a pu être
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