Le Pont de Buena Vista
Murray.
– Comme vous, elle va profiter de l'escale des Açores pour s'enfuir ? demanda Charles.
– Non. Elle ne peut pas revenir à Londres de sitôt. Ottilia ira jusqu'aux Bermudes et, de là, se fera conduire à Charleston, en Caroline, où elle a encore des cousins, riches planteurs ou négociants en coton. Puis elle se rendra à Boston, où elle compte plusieurs amies de pension, confia Malcolm.
– Elle ne manque pas d'audace votre cousine. Mais son père prendra sans doute fort mal cette dérobade, observa Charles.
– Elle compte trouver à bord quelqu'un qui remettra en main propre à son père une lettre expliquant sa conduite. Comme elle ne peut demander ce service à Carver, pas plus qu'à Colson, je lui ai conseillé de vous mettre à contribution. Vous accepterez, n'est-ce pas, de livrer un pli de ma cousine au vieux Cornfield ? demanda Murray, embarrassé.
– Comment refuser d'être le messager d'une demoiselle qui veut écrire confidentiellement à son père ! Décidément, cette croisière est pleine de surprises, et croyez bien que j'apprécie la confiance que me font cousin et cousine, ironisa Charles.
L'apparition d'un steward venu annoncer à Desteyrac que le dîner serait présidé par le commandant et, exceptionnellement, servi avec une heure de retard, interrompit l'entretien.
– Il y aura des dames, crut bon de préciser le marin, sans doute pour inviter le Français à faire un effort de toilette.
– Je vous l'avais bien dit ! triompha Murray avant de quitter la pièce.
Ayant passé son meilleur costume, Charles Desteyrac se présenta, à l'heure dite, à la salle à manger pour constater l'absence du major Carver et découvrir que lady Ottilia, ainsi qu'on devait appeler la fille aînée du lord, illustrait parfaitement le genre de femme qu'il avait toujours fui.
Murray n'avait pas exagéré quand il avait parlé de sa « trop belle cousine ». Belle, Ottilia l'était assurément et le savait. Habituée à interpréter le regard des hommes – celui que Pâris avait porté sur Vénus, au grand dam de Junon et de Pallas –, lady Ottilia montrait l'arrogance d'une déesse égarée au milieu des mortels.
Tandis qu'on prenait place à table, Charles détailla discrètement le physique de cette jeune aristocrate, réputée rebelle à sa caste. Visage d'un ovale parfait, teint « de lys et de rose », aurait dit Mme de Saint-Forin, traits fins, racés, joli nez droit aux ailes frémissantes, regard pervenche jaspé de noir, capable d'exprimer autant douceur qu'effronterie, lèvres gourmandes, cheveux de jais coiffés à la Sévigné, buste insolent à demi révélé, sous une modestie transparente, par un large décolleté : tout concourait à faire de cette lady de vingt-deux ans une typique beauté anglaise.
Lewis Colson s'assit entre la fille de lord Simon Leonard et la suivante de celle-ci, grande femme bien en chair, au teint fleuri, qui, paupières baissées sur des yeux bruns et doux de bovidé, semblait ennuyée d'être là.
– Mlle Gertrude Lanterbach, Française d'Alsace, dit Ottilia Cornfield, présentant sa compagne, tandis qu'on servait les potages.
Ces quelques mots, prononcés d'une voix claire et ondoyante de mezzo-soprano, éveillèrent chez Charles le souvenir de la voix de femme entendue dans la nuit, avant l'appareillage du Phoenix . « Il ne peut s'agir de la même personne », pensa-t-il, mettant ce rapprochement spontané au compte de sa méconnaissance des intonations féminines en langue anglaise. Comme tous les hommes attablés, il s'inclina pour saluer la suivante de lady Ottilia Cornfield.
Dès lors, le commandant fit de louables efforts pour converser alternativement avec les deux femmes. Avec l'assurance que lui conféraient son sexe et sa position de fille d'armateur, lady Ottilia se comporta, pendant tout le repas, en véritable maîtresse de maison. Elle posa des questions destinées à prouver l'intérêt mondain qu'elle devait porter à ceux qu'elle traitait comme ses hôtes et non en invités du commandant Colson. Au cours d'un silence, elle prit l'initiative de s'adresser à Desteyrac en bon français, comme si elle craignait de ne pas comprendre son anglais.
– Quand j'étais très jeune – c'était, je crois, en 1847 –, j'ai rencontré pour la première fois, à Londres, chez des amis peintres, le prince Louis Napoléon Bonaparte. Je l'ai
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