Le Pont de Buena Vista
été chargée de parfaire l'éducation d'Ottilia dès sa sortie de pension. Elle devait l'introduire dans le monde, lui enseigner les bons principes, l'art de recevoir, bref, en faire la future épouse résignée d'un membre du Parlement. C'était méconnaître le caractère indépendant et résolu d'Ottilia. Elle est indomptable. À Londres, dans notre cercle artiste, tous l'appellent Otti la Rebelle.
– Cercle artiste, dites-vous ?
– Oui. À Londres nous fréquentions les peintres préraphaélites, très mal jugés par les critiques, sauf par M. Ruskin. Ce sont des révolutionnaires en matière de peinture. Ils s'inspirent de l'art chrétien primitif pour peindre des scènes qui ne sont pas toujours bibliques. Ils prônent, surtout, le retour aux « vérités naïves et simples », corrompues par les académiciens timorés. Leurs détracteurs reprochent des constructions abstraites, parce que ces novateurs truffent leurs œuvres de symboles que les béotiens ne peuvent interpréter. Et leurs modèles féminins, mon cher, sont les plus belles rousses qu'on puisse trouver à Londres. De plus, ces artistes sont de mœurs très libres. Ils échangent sans façon leurs maîtresses, au grand émoi des puritains. Et, en politique, parlons-en, ils sont aussi des révolutionnaires. Leur chef de file, notre ami Dante Gabriel Rossetti, peintre et poète, est le fils d'un exilé politique italien et un ami de Giuseppe Mazzini, le fameux conspirateur de Jeune-Italie qui veut chasser les Autrichiens de son pays. C'est chez les Rossetti que nous avons rencontré, Ottilia et moi, la princesse Christine Égypta Bonaparte, fille de Lucien Bonaparte, deuxième frère de Napoléon I er , et aussi des carbonari exilés, dont le prince Louis Napoléon, devenu à présent votre empereur Napoléon III.
– Vous auriez mieux fait de le garder ! persifla Charles.
– Nous rencontrions aussi des poètes, des écrivains, comme la veuve de Shelley, de vrais amateurs d'art et de littérature, des journalistes. Certes, ces gens n'appartiennent pas à la gentry, mais ils ont du caractère, des idées et du talent. Tous ces artistes devraient vous plaire, mon cher, à vous, républicain dont le père est mort au cours de la révolution de 1830, d'après ce que m'a dit Carver, ajouta Murray, exalté.
Charles Desteyrac négligea l'allusion personnelle.
– Et c'est, bien sûr, pour éloigner votre cousine de ce milieu artiste et bohème que sa tante la renvoie chez son père ?
– Et aussi parce que quelques vieux lords auraient eu des gestes déplacés, estimant sans doute qu'une jeune fille aussi libre d'allure qu'Ottilia pouvait, sans façon, donner tendresse et plaisir à des gentlemen mal mariés ! Car, voyez-vous, monsieur Desteyrac, les Anglaises sont en général froides dans la possession, mais il y a des exceptions, et Otti doit en être une !
– Je trouve que vous parlez fort librement de votre cousine, monsieur Murray, même si l'on a souvent vu des jeunes filles se… rapprocher de vieillards encore verts, ironisa Charles.
– Qu'importe ! La vraie raison de l'éloignement d'Ottilia est autre. Un scandale mondain, dont les gazettes se sont fait l'écho en rapportant certains propos outranciers de ma trop belle cousine. Elle a refusé d'être, comme toutes les jeunes filles de son rang, présentée à la reine Victoria. « Je ne voulais pas faire la révérence à ce gros poussah qui fait des enfants comme une manufacture fait des casseroles »,a-t-elle dit à une amie qui s'est empressée de répandre le mot. Imaginez ce que cette phrase a pu susciter comme commentaires dans l'aristocratie. William Gordon a été pris à partie chez les pairs à cause de l'attitude méprisante de sa nièce envers la monarchie. Sous Élisabeth I re , Ottilia eût été envoyée à la Tour de Londres, dit Murray sans dissimuler une certaine admiration pour l'audace dont avait fait preuve sa cousine.
– C'est presque un crime de lèse-majesté ! Ottilia Cornfield sera donc plus en sûreté près de son père, loin de Windsor, constata Charles.
– Puis-je vous confier un autre secret, monsieur Desteyrac ?
– Ça devient une habitude ! Mais dites toujours, je suis un tombeau.
– Eh bien, ma cousine n'ira pas chez son père. Pas plus que moi, elle n'envisage de croupir sur une île des Bahamas jusqu'à ce que l'Angleterre l'ait oubliée, dit
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