Le Pont de Buena Vista
d'ivoire, « cadeau d'une belle Dieppoise », avait confié Tilloy à Charles avec un clin d'œil, Colson considérait qu'en toute circonstance une certaine élégance aide à supporter les caprices des eaux comme les désillusions terrestres.
Invité sur la dunette pour suivre la progression d'un vapeur qui, se riant de la faiblesse du vent, dépassait avec quelque arrogance le Phoenix en hissant et amenant trois fois l'Union Jack pour saluer le voilier, Charles comprit que Colson méprisait les bateaux à vapeur.
– Quand le charbon tient lieu d'alizés, Monsieur l'Ingénieur, et la chaudière de réflexion, quand la mécanique remplace l'instinct du marin, c'est la machine qui commande. Naviguer à la voile est un art, pas un métier de chauffeur de locomotive. Sur un voilier, il faut sans cesse rétablir l'entente entre le marin, le navire et les vents. Se servir des vents, les apprivoiser, sans aller jusqu'à la provocation qui serait fatale, relève bel et bien de l'intuition. Connaître l'exacte voilure que peut porter un navire, suivant le temps et son tempérament propre – car chaque voilier, monsieur, a son caractère –, pour l'orienter au plus près du vent et tenir la vitesse sans risquer la perte des voiles hautes, relève de la science du capitaine. Intuition et science : tout est là, conclut Colson en quittant la dunette.
Mark Tilloy, à cette heure officier de quart, se tourna vers Charles.
– Ceux qui naviguent à la voile n'apprécient pas la vapeur. Mais on peut tout de même penser que ce sera le moyen de propulsion courant des bateaux dans l'avenir. Le poète américain Longfellow écrit que les navires à vapeur sont, « la nuit, piliers de feu, le jour, piliers de nuages ». Et c'est justement vu. Regardez la sale fumée que crache le navire qui nous a si aisément dépassés, commenta Tilloy en passant sa longue-vue à Charles.
– Il offense en effet la pureté du ciel, dit le Français en rendant l'instrument.
– C'est égal, il y a bien longtemps que j'avais entendu notre commandant parler avec autant de confiance à un…
– … éléphant ? proposa Charles en riant.
– À un passager, monsieur, s'empressa de rectifier Tilloy, rougissant.
– Ne soyez pas confus, lieutenant, je sais maintenant que les marins donnent le nom du pachyderme aux terriens embarqués. Et c'est un fait que je me sens bien lourd et bien pataud au milieu de vos gabiers acrobates, dit le Français.
Tout en parlant, il désigna un matelot que le second venait d'envoyer dans le nid-de-pie du mât de misaine pour observer l'horizon où floconnait encore, telle une fumée de pipe, la trace du vapeur voguant vers l'Amérique.
Ayant regagné sa chambre, Charles lisait un autre roman de Melville quand un coup sec, frappé à sa porte, l'arracha à sa lecture. Avant même qu'il eût permis d'entrer, Malcolm Murray pénétra vivement dans la pièce. Sa toison blonde ébouriffée par le vent qui, maintenant, soufflait en rafales et faisait rouler bord sur bord le Phoenix , le jeune Anglais montrait tous les signes d'une grande agitation.
– Mon cher, je quitte à l'instant nos passagères. Et devinez qui elles sont : ma cousine Ottilia, la fille du vieux Cornfield, et sa suivante, une géante aux allures de nonne. D'ailleurs, vous les verrez toutes deux ce soir : nous dînerons en leur compagnie à la table du commandant.
– Je croyais ces dames jalouses de leur incognito, s'étonna Charles.
– Une fable du major. Mais Ottilia l'a convoqué pour lui faire reproche du fait qu'il lui cachait, depuis le départ, la présence à bord de son cousin et ami d'enfance, votre serviteur. Car Ottilia et moi avons été élevés ensemble. Nous sommes comme frère et sœur.
– Comment diable avez-vous franchi la clôture du gynécée ?
– J'ai fait porter ma carte par un steward dûment rétribué et, sitôt reçu le bristol, ma cousine est sortie sur le pont en m'appelant. Maintenant, Carver doit s'accommoder de notre cousinage et de nos relations, que ce garde-chiourme ne pouvait ignorer, dit Murray.
– Ainsi, votre cousine rejoint son père à Soledad ? observa Charles.
Murray repoussa la porte restée ouverte et, baissant le ton, s'approcha de l'ingénieur.
– Comme moi, elle est exilée. Sa tante Mary Ann – la sœur de Cornfield, épouse de sir William Gordon –, une duègne acariâtre, avait
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