Le Pont de Buena Vista
la quiétude du voyage, que cette jeune personne n'eût pas de contacts avec l'équipage, encore moins avec les passagers. Car, recevez cette confidence comme une mise en garde, elle sème la zizanie partout où elle passe !
– Vous devez avoir raison. À cause d'elle, j'ai déjà un duel sur les bras, dit Charles, désinvolte.
– Un duel ! Avec qui, My God ?
– Avec son charmant cousin, M. Murray.
– Bah ! Ce n'est rien ! Pas sérieux. Et pourquoi cet écervelé vous cherche-t-il querelle ? On ne se bat pas sur un navire. C'est la loi !
Desteyrac raconta l'incident du baisemain et ce qui en découlait. Ne pouvant trahir le projet d'évasion de Murray lors de la très proche escale des Açores, il expliqua qu'ils attendraient l'arrivée à destination pour régler l'affaire.
– Vous n'aurez pas cette occasion, monsieur, car Murray a le projet de nous quitter demain, à Ponta Delgada. Colson et moi n'avons pas l'intention de nous opposer à cette fuite. Que ce bon à rien aille se faire pendre ailleurs, c'est notre souhait ! Son arrivée à Soledad ne plairait guère à Cornfield, qui le tient pour un paresseux et un débauché, dit Carver.
Comme Charles se taisait, perplexe, le major lui donna une tape amicale sur le genou.
– Vous n'aurez donc pas à servir d'alibi à notre fugueur, dit-il, goguenard.
– Vous êtes donc au courant ? Je ne pouvais faire autrement qu'accepter le service que Malcolm exigeait, dès l'instant où il m'avait fait dépositaire de son secret, bredouilla Charles, un peu gêné.
– C'est tout à votre honneur.
– Puis-je me permettre de vous demander comment vous avez appris le projet de fuite de Murray ?
– Son valet se soucie des bagages, comme c'est son devoir. Il a donc cru bon d'interroger le maître d'équipage pour savoir qui, lors des escales, pilote la navette. Quand il a su qu'il s'agissait de notre charpentier Tom O'Graney, que vous connaissez, il est allé le trouver et lui a offert une pièce pour qu'il cache les bagages de son maître sous un banc de la chaloupe, au cours de la nuit prochaine. Tom, en bon Irlandais, a empoché la pièce et, en marin fidèle, m'a prévenu de ce qui se tramait. Aussi va-t-on laisser filer le jeune Murray et son Achate, et même leur faciliter la tâche, si possible. Bon débarras ! conclut le major.
– Lady Ottilia est d'une rare beauté. On devine en elle une forte personnalité, risqua Charles, qui souhaitait en savoir davantage sur la fille de Cornfield.
– C'est en effet une jeune personne intrépide, concéda Carver sans plus de détails.
– Élevée en partie par une tante, m'a dit Malcolm insista Charles.
– En effet. Lady Mary Ann, la sœur aînée de lord Simon Leonard Cornfield, est l'épouse de sir William Gordon, un manufacturier de Hyde, près de Manchester. Sir William est le plus vieil ami et l'associé de Cornfield dans plusieurs entreprises, entre autres une filature de réputation centenaire. Ses ateliers passent pour les plus vastes du Royaume-Uni. Plus de deux mille ouvriers y travaillent autour de vingt chaudières à vapeur. Les Gordon étant sans enfant quand lord Simon devint veuf, il lui parut naturel de confier sa fille à sa sœur pour lui faire donner une véritable éducation anglaise. Car, dans le pensionnat de Boston, cependant ancien et renommé, où Ottilia avait été envoyée dès son plus jeune âge, si l'on dispense, à la mode yankee, une sérieuse instruction, on néglige d'enseigner les usages et le savoir-vivre sans lesquels une fille de lord ne saurait tenir son rang, conclut le major.
– Ainsi, lady Ottilia est bien armée pour la vie, avec une solide instruction – elle parle le français sans fautes et sans accent – et une presque parfaite éducation, relança Charles, un rien perfide.
Au mot presque, Carver haussa les sourcils.
– Bien armée est l'expression qui convient… mais pour quels combats ? répliqua-t-il dans un sourire entendu.
1 Christine Égypta Bonaparte (1798-1847), l'une des filles de Lucien Bonaparte, avait épousé lord Dudley Stuart en secondes noces, en 1824.
2 Alors connue sous ce nom ; en réalité, Elizabeth Ann Haryett.
4.
Le scénario prévu par Malcolm Murray pour fausser compagnie au major Carver lors de l'escale des Açores fut brutalement annulé par le destin. Au cours de la nuit, alors que le Phoenix
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