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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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qu'œuvre d'art, statue de chair, qu'il pourrait même la désirer, mais en aucun cas l'aimer. Encore agacé par ce qu'il avait perçu de dévotion naissante dans le regard des mâles attablés, Charles, comme pour réduire et vulgariser inconsciemment l'impression qu'avait faite sur lui la cousine de Murray, se dit que la séduction de cette Anglaise procédait des mêmes avantages physiques qui se peuvent rencontrer, moins parfaits, peut-être, mais tout aussi affriolants, chez une femme de chambre ou une servante d'auberge. Il avait connu de superbes filles, pleines d'aplomb plébéien, praticiennes de l'amour, qui usaient de leurs atouts pour se faire entretenir, parfois épouser, par de riches vieillards libidineux ou des fils de famille, amoureux subjugués. Il ne put s'empêcher de comparer Ottilia aux femmes, épouses délaissées, bourgeoises désœuvrées ou incomprises, trottins ou grisettes avec qui il avait, une nuit, une semaine ou un mois, partagé ces jouissances animales qui n'engagent à rien. Certaines, devenues amoureuses de lui, avaient souffert de la désinvolture d'un amant jaloux de son indépendance, qui ne les approchait que pour satisfaire une sensualité juvénile. Car, à la moindre manifestation sentimentale, à la première menace d'attachement, avant d'entendre une voix suppliante exiger que l'on conjuguât mièvrement à deux le verbe aimer, Charles avait rompu sans ménagement, avant de fuir, ignorant larmes et désarroi de la partenaire.
     
    La folle passion vécue à quinze ans avec une femme mariée, liaison brutalement interrompue par son éviction au profit d'un condisciple plus audacieux, avait immunisé le jeune Desteyrac contre la duperie cérébrale de l'amour. Ce qu'il avait vécu avec sa mère le confortait dans son attitude. Il se souvenait des premières visites du colonel de Saint-Forin, qui faisait la roue tel un paon devant sa mère, et des minauderies de celle-ci. À l'âge de neuf ans, il avait ressenti de la honte au spectacle de cette danse de la séduction, même s'il ne pouvait alors en concevoir le but et l'aboutissement.
     
    Sa pensée revint à Rosalie, chez qui il avait trouvé ce qu'il attendait de la femme : une simplicité dépourvue de vulgarité, une franche et rustique ardeur dans l'étreinte. Gaie, bohème, financièrement indépendante, toujours disponible – l'amant du moment étant seul en lice –, la jeune femme prenait la vie comme elle venait. Aimant rire, boire, chanter, danser, autant que jouir d'un corps irréprochable, elle possédait ce que la mère de Charles eût qualifié de beauté du diable.
     
    Rosalie participait avec entrain aux joyeuses agapes d'étudiants où Charles l'emmenait, en compagnie d'autres élèves des Ponts, de rapins, de carabins, de croque-notes, tous génies méconnus mais confiants dans leur talent, désargentés et buveurs d'absinthe. Les maîtresses de ces lurons possédaient, comme Rosalie, une langue bien pendue et des sens affûtés par l'expérience. La plupart d'entre elles, comme la modiste, étaient sans ambitions matrimoniales, sans illusions sur la fidélité de leurs amants, et se satisfaisaient d'une soirée au théâtre, au cabaret, d'une journée de canotage sur la Marne. Charles, qui n'eût demandé rien de plus à lady Ottilia, sourit en imaginant la fille du lord dans ce milieu à la Murger. Albert Fouquet, son meilleur ami de l'École des ponts et chaussées, avait beau lui répéter : « Il y a les femmes que l'on aime et les autres ; attends de rencontrer celle que tu ne pourras te défendre d'aimer », Charles rejetait à la fois le distinguo et la perspective.
     
    Sa pipe éteinte, il se libéra de ces réflexions teintées d'un soupçon de mélancolie, comme chaque fois qu'il évoquait Rosalie et sa vie parisienne. Marchant vers sa chambre, il se heurta à Edward Carver qui faisait les cent pas sur le pont. Le major guettait son retour.
     
    – Je vous dois des excuses, Monsieur l'Ingénieur, commença Edward.
     
    – Des excuses ! Vous ne m'avez nullement offensé. Entrez donc chez moi prendre un verre de porto. Notre steward en apporte chaque jour une bouteille, mais je n'ai pas coutume de boire seul. La dégustation de ce vin exige une compagnie.
     
    Le major suivit le Français. Quand les verres furent emplis, Carver reprit la parole.
     
    – Je vous dois des excuses pour ne pas vous avoir présenté moi-même à la fille de lord Simon. Je croyais préférable, pour

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