Le Pont de Buena Vista
revu plusieurs fois ensuite, dans des salons. Chez lady Dudley Stuart 1 peut-être ? dit-elle, interrogeant du regard son cousin Malcolm.
– C'est exact. Mais souvenez-vous, Ottilia, nous avons aussi rencontré le prince à Gore House, chez l'amie de ma mère, lady Blessington, rappela l'architecte.
– En effet, cousin, chez cette chère lady Blessington où nous nous sommes tellement amusés. Je l'avais oublié.
Tandis qu'Ottilia s'adressait au lieutenant Tilloy pour apprendre ce qu'était la mer des Sargasses, qu'on frôlerait près des Bermudes, Murray se tourna vers Charles, son voisin de table, et prit un air complice pour compléter son information.
– C'est même chez lady Blessington que le chevalier d'Orsay, un Français très séduisant, a présenté miss Harriet Howard 2 , une charmante actrice de Drury Lane, au prince Louis Napoléon. Ce fut, comme vous dites en France, le coup de foudre. Ils ne se sont plus quittés. Le prince l'a d'ailleurs emmenée à Paris où elle a, paraît-il, rang de favorite à la cour. Il se pourrait même qu'elle devienne l'épouse de Napoléon III, maintenant empereur de France.
– Des Français, mon cher, rectifia Charles.
Ce n'est qu'à la fin du repas, avant que les femmes se retirent, laissant les hommes déguster un alcool et fumer le cigare, que lady Ottilia s'adressa une nouvelle fois, en aparté, à Charles Desteyrac.
– Le commandant Colson m'a dit, Monsieur l'Ingénieur, que mon père vous a engagé pour bâtir un pont entre son domaine principal et l'îlot de Buena Vista, où réside ma tante Lamia.
– C'est exact, mademoiselle. J'ai accepté cette mission sans trop savoir à quoi je m'engageais. J'ai d'autant plus d'appréhension que mon anglais est détestable, dit Charles, caustique.
– Je suis certaine, monsieur, que vous la mènerez à bien et que j'aurai, un jour, le plaisir d'emprunter votre pont, dit-elle.
Posant sur Charles un regard neutre qui effaçait l'intérêt qu'elle avait paru montrer aux futurs travaux de l'ingénieur, elle tendit avec nonchalance sa main à baiser. Charles se contenta de la serrer légèrement. La belle pinça les narines et se retira dans un froufrou nerveux.
Aussitôt, Malcolm Murray entreprit l'ingénieur.
– Ma cousine, comme toute personne qui s'est montrée aimable, s'attendait à ce que vous lui baisiez la main. En lui refusant cette déférence, vous l'avez outragée, dit-il avec humeur.
Charles mit cette soudaine agressivité au compte des trop nombreux verres de vin que l'Anglais avait vidés au cours du dîner.
– La règle, en France, et j'imagine en Angleterre, veut qu'un homme ne baise la main qu'aux femmes mariées, jamais aux jeunes filles, mon cher, répondit-il.
– C'est une leçon que vous entendez me donner ! fit Murray, élevant le ton.
– Prenez-le comme tel si cela vous convient, répliqua sèchement Charles.
– On ne peut avoir de duel en mer, monsieur, mais demain, aux Açores, avant que je fausse compagnie au Phoenix , je vous demanderai raison de votre insolence, l'épée à la main !
– Je me ferai un plaisir de vous donner aussi une leçon d'escrime, monsieur !
D'un pas mal assuré, qu'il eût voulu martial, l'honorable Malcolm Cuthbert Murray quitta la salle à manger.
Comme la nuit était belle et la mer calme, Desteyrac, avant de regagner sa chambre, s'attarda un moment sur le pont. Après avoir bourré et allumé sa pipe, il s'accouda à la lisse et, le regard perdu sur l'eau noire où les lumières du bord jouaient en reflets mouvants, sa pensée revint à lady Ottilia. Sa grâce devait certes fasciner, peut-être envoûter les hommes. Mais ce pouvoir, estima-t-il, émanait en partie de l'assurance insolente que confère la beauté reconnue et célébrée. L'affirmation de soi, apparente dans les attitudes et les propos de la jeune femme, paraissait à Charles plus étudiée, moins infuse qu'il ne l'eût imaginée chez une aristocrate jouissant de biens et d'une fortune héréditaires. Paradoxe que l'ingénieur n'eût osé développer devant quiconque : la domination vénusienne d'Ottilia, sa beauté d'une perfection presque aussi surhumaine que celle des Aphrodites de Praxitèle, diffusaient une étrange froideur, affadissaient un charme qui, sans cela, eût été magique. Observant la fille du lord pendant le dîner, il s'était dit qu'il pouvait l'admirer en tant
Weitere Kostenlose Bücher