Le Pont de Buena Vista
employons comme débardeurs dans nos ports et sur nos bateaux. Si ces gens percevaient eux-mêmes leur salaire, ils dépenseraient sans discernement, les femmes surtout. Les épouses et les jeunes filles arawak sont très coquettes. Dès qu'elles disposent de quelques guinées, elles prennent le bateau-poste pour Nassau et courent les boutiques où l'on vend robes, chapeaux, colifichets, verroterie d'importation américaine ou anglaise. Certaines, hélas, ne reviennent pas.
– En somme, vos Arawak sont sous tutelle, constata Charles.
– Sauf les domestiques, gens plus évolués qui servent chez les Blancs. Leurs gages sont payés sans intermédiaire par le maître. C'est ainsi que vous devrez en user avec votre Timbo, compléta Tilloy.
Un peu plus tard, alors que la voiture, ayant regagné la route côtière, roulait vers le sud de l'île, Charles dit apprécier le baldaquin à franges de soie dont la vue l'avait tout d'abord fait sourire. La toile tamisait heureusement la lumière crue et atténuait le chaud rayonnement du soleil tropical. Conscient de l'isolement insulaire, le Français ne pouvait détacher son regard de l'immensité océane. Il découvrait l'horizon d'une parfaite rectitude, ligne idéale tracée par la lointaine et irréelle juxtaposition de deux plans bleus : le bleu de roi du ciel et le bleu myosotis de l'eau dont l'intensité croissait avec l'éloignement, alors qu'elle virait au bleu turquoise, puis au vert émeraude au plus près des côtes.
– Quel beau tableau de la nature primitive ! murmura-t-il avant d'exprimer à voix haute le bien-être, à la fois physique et intellectuel, que lui procurait cette ambiance paradisiaque.
– Mais vous plairez-vous longtemps ici ? Pour un Parisien habitué à toutes les ressources, à toutes les distractions et à tous les plaisirs de la grande ville, notre île ne vous paraîtra-t-elle pas, bientôt, rien de plus qu'un petit jardin ensoleillé ? demanda Tilloy.
– Vous-même, qui avez dû connaître la vie à Londres, où, si j'en crois Malcolm Murray, on ne saurait s'ennuyer un seul instant, résistez assez bien, semble-t-il, à l'étroite félicité de Soledad.
– J'y suis heureux, en effet. Chaque fois que je m'en éloigne, je ne souhaite qu'y revenir. Si je devais un jour fonder une famille, comme Colson et d'autres, c'est ici que je m'installerais. Mais, pour apprécier notre vie insulaire, paisible et rêveuse, il faut de temps à autre passer quelques semaines à Nassau ou à Charleston, en Caroline du Sud, ou mieux encore à New York ou à Boston, ne serait-ce que pour acheter des livres, voir quelques pièces de théâtre et se dévergonder en dansant avec des demoiselles qui ne s'embarrassent pas de principes puritains. Je vous inviterais volontiers à m'accompagner, l'hiver prochain, dans ce que le bon docteur David Kermor nomme ma cure de dissipation. Si ça vous chante, bien sûr, proposa Mark.
– Tout dépendra de l'état d'avancement de ce sacré pont, dont la construction ne semble pas plaire à tout le monde… Je pense surtout à la dame qui règne sur Buena Vista, répondit Desteyrac, soudain morose.
– Ce pont, voulu par lord Simon, vous réussirez à le faire accepter par lady Lamia.
– Tout le monde dépeint cette Anglaise comme une sorcière, risqua Charles.
– C'est, en effet, une femme étrange. Elle tient les hommes à distance et décourage les relations amicales. C'est une sorte d'amazone qui semble avoir perdu toute illusion sur les colonisateurs et les colons. Elle nous tient tous, depuis l'arrivée de Colomb dans l'archipel, pour des profiteurs éhontés de l'indigène et de ses terres. Au premier rang des exploiteurs, elle place ses ancêtres Cornfield et, actuellement, son frère. Je sais qu'elle fait beaucoup de bien aux gens de Buena Vista, qui lui sont dévoués corps et âme. Car, voyez-vous, lady Lamia a la sagesse de ne pas imposer aux Lucayens de souche nos mœurs et notre façon de vivre à l'européenne. Elle respecte leur nature, veut qu'ils restent eux-mêmes, vivent, prospèrent et se reproduisent en dignes descendants des premiers occupants des îles. Elle les isole pour les protéger de nos goûts, de nos habitudes, de nos vices, et fait en sorte qu'ignorant l'existence de ceux-ci ils ne ressentent pas de besoins superflus qui créeraient chez ces primitifs d'inédites frustrations, reconnut Mark Tilloy.
– Ces besoins que
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