Le Pont de Buena Vista
nous nous sommes fabriqués au fil des générations…, concéda Desteyrac.
– Besoin de confort, de distraction, de possession, de vêtements bien coupés, de mets raffinés, de reconnaissance sociale. Toutes ces futilités, que nous estimons indispensables à notre bien-être et que nous nous échinons, vous et moi, à conquérir, puis à conserver en étudiant et en travaillant ! enchaîna l'Anglais.
– N'est-ce pas aller un peu loin que maintenir ces gens à l'état des bons sauvages chers à nos philosophes du XVIII e siècle ?
– Les Lucayens de Buena Vista se passent aisément de ce qui fait notre confort. Ils sont sains de corps et d'esprit, de caractère enjoué, sculptent le corail et le bois, chantent et dansent. On ne boit sur Buena Vista que du vin de palme, les femmes n'ambitionnent pas de posséder des bijoux autres que ceux fabriqués par leurs hommes avec des coquillages, des arêtes de tarpon ou des dents de requin. Quant à leur robes, je ne sais d'où elles les tiennent, mais elles sont pour la plupart élégantes. La terre appartient à tous et à personne, les hommes la cultivent, pêchent poissons, éponges et tortues, ne jouent pas au poker mais aux osselets, et taillent leur pipe dans une quenouille de maïs.
– En somme, lady Lamia maintient ces gens à l'écart de la civilisation et du progrès ?
– De ce que nous appelons civilisation et progrès, certes, reconnut l'officier.
Après un temps de réflexion, Charles fit part à Tilloy d'une pensée, apparue soudain comme une évidence.
– En fait, entre Soledad et Buena Vista, deux conceptions de la colonisation britannique s'affrontent, dit-il. Lord Simon veut apporter aux Lucayens, peut-être même leur imposer, un mode de vie policé, des mœurs adoucies par l'éducation et contrôlées par les lois, tandis que sa sœur Lamia entend les laisser vivre l'existence archaïque des premiers occupants des îles avec, pour seules règles, leurs coutumes ancestrales.
– C'est une manière très humaniste, philosophique, même, de voir les choses. Mais je crains qu'aucun de nos protagonistes ne soit conscient de cet aspect de leur rivalité. D'autant moins, d'ailleurs, que le frère et la sœur, en dépit de leur opposition parfois virulente, tout au moins en paroles, ont l'un pour l'autre une réelle et profonde affection, corrigea l'officier.
– Si je ne craignais de vous offenser, je vous dirais qu'il y a une troisième façon, so British , comme vous dites, de concevoir la colonisation : celle qui consiste à traiter le pays conquis à la fois comme un domaine exploitable peuplé de gens corvéables à merci, une terre de mission anglicane, et surtout un vaste débouché commercial. Satisfaire, après les avoir suscités chez l'indigène, des envies et des besoins de produits importés doit procurer d'énormes profits aux manufacturiers de Liverpool, Leeds ou Manchester, ainsi qu'aux armateurs, aux banquiers de la City, aux intermédiaires en tout genre. Le commerce avec les colonies a aussi le mérite, autant social que politique, d'assurer du travail aux ouvriers anglais, d'éviter le chômage, générateur de l'agitation populaire, que redoute tout gouvernement, fit observer l'ingénieur.
– Je vous trouve bien sévère pour nous qui avons, les premiers, décidé l'abolition de l'esclavage et créé dans nos colonies des écoles, des dispensaires, des chemins de fer, des comptoirs commerciaux, parfois des assemblées et des gouvernements indigènes sous l'autorité de gouverneurs nommés par la reine. Je dois cependant reconnaître que la colonisation n'est jamais désintéressée. Vous-mêmes, Français, vos manufacturiers et vos négociants ne tirent-ils pas profit de l'Algérie et des Antilles ?
– Je pensais bien sûr à vos possessions de l'Inde et à la politique coloniale et commerciale que vous y menez, insista Charles, éclairé sur l'Inde britannique par certaines confidences de Poko, le domestique sikh de Carver.
Mark Tilloy fronça les sourcils, manifestant ainsi sa contrariété.
– Vous devez savoir que le gouvernement de l'Inde, véritable continent morcelé en plusieurs États et une foule de principautés, exige autorité et encadrement de la part du colonisateur. Il y règne une hostilité, parfois violente et guerrière, au progrès, dont nos soldats et nos négociants font les frais. Mais, comme vous le découvrirez peu à
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