Le Pont de Buena Vista
M. Tilloy et ses hommes. En halant cette ligne d'attrape, dont la solidité est garantie, ils tireront le câble jusqu'à l'îlot, crut bon d'expliquer l'ingénieur au cacique.
– Si c'est pour une bonne cause, les zemis porteront la flèche comme vous souhaitez, dit le vieillard, expliquant d'avance tout échec par une possible opposition des dieux lares.
– Si votre fils réussit, il recevra une récompense, ajouta Charles en montrant une boîte de crayons de couleur tirée de ses bagages.
Maoti-Mata parut donner à voix basse et en dialecte quelques conseils au garçon, qui, devant une foule soudain silencieuse, banda son arc, le releva comme pour viser un invisible oiseau, et lâcha son trait. Tous suivirent du regard l'orbe élégant que la flèche, entraînant le filin, traça sur le bleu pur du ciel avant qu'elle n'aille se planter dans le sol de Buena Vista aux pieds du lieutenant Tilloy, aussi stupéfait que le reste de l'assistance. Une clameur admirative, ponctuée d'un roulement de tambour – le cacique ne se déplaçait jamais sans son batteur –, salua l'exploit de l'archer. Charles imagina que le jeune Indien connaissait en cet instant le soulagement de Guillaume Tell quand il perça la pomme posée sur la tête de son enfant ! L'opération fut par deux fois renouvelée avec le même succès, et le tireur, porté en triomphe par ses amis, reçut la boîte de crayons qu'en fils soumis il remit aussitôt à son père.
Le spectacle terminé, les curieux se dispersèrent en bavardant, suivis du cacique, ravi. L'événement dont son fils avait été le héros serait chanté par le barde des Taino lors de la prochaine fête de la tribu.
Charles Desteyrac voulut connaître la teneur des commentaires échangés par les indigènes.
– Ils disent qu'on voit bien que le Conchy Jo est un savant, résuma le taciturne charpentier.
Quand tout fut en place, à la fin de cette journée, le géant O'Graney, s'estimant le plus lourd de tous, se porta volontaire pour inaugurer le va-et-vient, mais Desteyrac estima qu'il ne devait céder à nul autre le risque d'éprouver la sécurité de l'installation. Il sauta dans la benne, saisit le câble conducteur et, par tractions enchaînées, mit en mouvement les poulies porteuses. Il franchit en deux minutes le cañon au fond duquel s'exaspérait l'océan, et mit le pied sur Buena Vista. Lady Lamia, qui jusque-là s'était tenue en retrait, vint à la rencontre de l'ingénieur.
– Par vous, aujourd'hui, Buena Vista a perdu son innocence, dit-elle avec un sourire contraint.
Cette défloration symbolique qu'on lui attribuait abruptement irrita Charles. Il s'inclina, baisa la main que la femme lui tendait, puis se redressa vivement.
– Vous parlez de cet événement comme s'il s'agissait du viol de votre île, de votre fille. Or, permettez-moi de vous rappeler que vous avez consenti à cette… liaison, fit-il observer avec un peu d'humeur, imaginant déjà les complications que pourraient susciter les travaux à venir.
– Oui. J'ai consenti, fit-elle d'un ton las, lourd de regrets informulés.
– J'ai tout fait, madame, pour éviter que le pont ne vous soit imposé sans discussion par lord Simon, qui ne manque jamais de me répéter qu'il est le seul propriétaire de Soledad et de votre îlot. Si vous deviez revenir sur notre accord, je me conformerais sans états d'âme aux volontés de votre frère. En cas d'opposition manifeste de votre part, il enverra ses gens occuper Buena Vista. Dans ce cas, votre fille sera non seulement violée, mais soumise. C'est à vous de décider, maintenant, conclut fermement l'ingénieur.
– Pardonnez cet abandon au désenchantement. Vous n'êtes pas en cause, mais, quand vous comparez Buena Vista à ma fille, vous sentez juste. Cet îlot, oasis de vie simple et saine, hors des atteintes coloniales, c'est mon enfant, murmura-t-elle.
– Comme tous les enfants, demain ou plus tard, Buena Vista se détachera de sa mère. Sauf à transformer votre îlot en forteresse, vous ne protégerez plus très longtemps vos gens des influences extérieures. Aujourd'hui, les choses se savent vite, les idées circulent comme vos éponges et vos chapeaux de sisal, les journaux les portent. Vous recevez The Nassau Guardian par le bateau-poste, n'est-ce pas, et vous enseignez à lire, à écrire et à compter aux Indiens. Alors, même si vous les empêchez de prendre pied sur
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