Le Pont de Buena Vista

qu'elle m'a charmé, non comme une sorcière, mais comme une femme, tout simplement. Voyez-vous, Malcolm, je crains que Lamia n'ait, comme vous, une maladie de l'âme. Une maladie que les uns croient soigner par la dissipation et la révolte, les autres par le refus de la réalité et une solitude hautaine, alors que seul l'amour partagé peut la guérir, conclut Desteyrac.
     
    Malcolm Murray serra très fort les mains de son ami et, la nuit étant avancée, le laissa partir à regret.
     
    1 François Guizot, « Monk : la chute de la république et le rétablissement de la monarchie en Angleterre en 1660 », Revue française , 1837. Ce texte a été repris et développé dans un ouvrage du même titre, Didier, Paris, 1855.
     
    2 Devenue Charleston en 1783.
     
    3 Sorte de chasse-mouches géant, suspendu au plafond et manœuvré par un serviteur à l'aide de poulies. Utilisé dans les États du Sud et dans les îles, surtout pendant les repas, il ventilait tout en éloignant les insectes.
     

3.
     
    L'établissement du va-et-vient aérien au-dessus de la faille qui séparait Soledad de Buena Vista éveilla la curiosité des insulaires et provoqua un afflux de curieux sur les rives des deux îles. Au cours d'une deuxième visite à une lady Lamia compréhensive mais encore circonspecte, Charles Desteyrac avait mis au point avec elle un protocole afin de codifier leurs rapports pour la durée des travaux. La sœur de lord Simon s'engageait à fournir une équipe d'ouvriers, ce qui évitait l'incursion sur son îlot de ceux qu'elle nommait avec un peu de mépris « les gens de Soledad ». Seuls le lieutenant Mark Tilloy, le charpentier O'Graney, promu chef de chantier, et Timbo, le domestique de l'ingénieur, seraient autorisés à passer librement sur Buena Vista.
     
    En quelques jours, le charpentier du Phoenix assembla les chevalets auxquels, sur chaque berge, seraient fixés les câbles, chemin de roulement de la benne. Les habiles vanniers arawak, qui confectionnaient à longueur d'année paniers et chapeaux de sisal exportés dans les îles, à Nassau, en Floride et jusque dans les Carolines, acceptèrent de tresser sur une armature de bois, avec de gros roseaux et des palmes, une nacelle capable de porter un homme en toute sécurité.
     
    – Il ne s'agit que de faire un grand panier très solide. On le suspendra à une potence munie d'une poulie, indiqua Charles Desteyrac en tendant un dessin, avec les dimensions souhaitées, au plus âgé des artisans.
     
    À défaut de câbles métalliques, que l'ingénieur eût préférés, Mark Tilloy procura des cordes de chanvre dûment éprouvées ; il fournit aussi poulies à gorges multiples et anneaux indispensables au fonctionnement du va-et-vient. Le jour où il fallut lancer les cordages au-dessus de la faille, Charles Desteyrac s'attira l'admiration et le respect des ouvriers dépêchés par le cacique des Taino. L'ingénieur savait qu'on l'attendait à ce stade de la construction. Brûlés de soleil, hommes et femmes péroraient en riant ; les enfants, bouche ouverte et regard exorbité, espéraient, comme au cirque, une surprenante acrobatie. O'Graney résuma, sans doute en les édulcorant, les propos des uns et des autres.
     
    – Ils se demandent comment Conchy Jo va faire pour jeter les cordes par-dessus le trou, dit-il.
     
    Conchy Jo, sobriquet générique donné, cent ans plus tôt, par les insulaires aux Blancs, descendants des premiers colons comparés à la conque géante des îles, fit sourire Charles. Il envoya chercher le meilleur tireur à l'arc de l'île, qui n'était autre qu'un des nombreux fils du cacique Maoti-Mata. The Old Gentleman, aussi curieux que les autres, tint à conduire lui-même son rejeton à Desteyrac. Il révéla que l'adolescent, long et sec comme son père, avait gagné le concours de tir à l'arc organisé chaque année à Nassau par le gouverneur britannique pour commémorer la victoire du loyaliste anglais, le colonel Andrew Devaux, qui, en 1783, avait définitivement chassé les Espagnols des Bahamas.
     
    Charles fit attacher au bout du premier câble, soigneusement lové sur la berge de Soledad, une ligne d'attrape, filin léger mais robuste de plus de vingt-cinq mètres, dont l'autre extrémité fut nouée sous la pointe d'une flèche.
     
    – Votre fils va tirer en direction de Buena Vista, le fil va se dérouler et aboutira ainsi, avec la flèche, de l'autre côté du gouffre, où il sera saisi par