Le Pont de Buena Vista
diable, et, d'après Carver, de la meilleure école d'Europe !
Sur cette injonction, Cornfield, sans plus de façons, quitta son rocking-chair et rentra chez lui en pestant. Penaud, se retenant de rire tant la colère du lord était théâtrale, Charles jeta à Carver un regard inquiet. Le major ne paraissait pas étonné par la sortie de son ami.
– Faites-lui un vrai pont, monsieur Desteyrac, qu'il puisse franchir en boghei pour se rendre à Little Manor, sa jolie maison de Buena Vista, où il aime à se retirer pour jouir des frais alizés mieux que dans notre cuvette !
– J'ai déjà eu du mal à convaincre lady Lamia d'accepter l'installation d'une passerelle entre son île et la vôtre. Sûr qu'elle s'opposera à la construction d'un pont plus important ! Elle ne veut ni voitures ni chevaux sur son domaine. Tout juste si elle y tolère ma chaîne d'arpenteur et mon théodolite !
– Je sais. Je connais ses lubies. Elle voudrait qu'il n'existât, entre Soledad et Buena Vista, d'autre liaison que par mer, rappela Carver.
– Tom O'Graney rapporte que des gens de Buena Vista ont un peu aidé le dernier ouragan à détruire le pont construit par l'ingénieur américain, dit Charles.
– Balivernes ! Nos ouragans, entre juin et novembre, n'ont besoin d'aucune aide pour jeter à bas tout ce qu'ils rencontrent. Vous aurez, hélas, l'occasion de le constater, et Dieu fasse que l'ouvrage que vous construirez puisse résister aux violences de la nature !
– Murray m'a rapporté que sa cousine Ottilia lui a dit, pendant notre traversée, quand Malcolm lui eut révélé ma mission, qu'elle soupçonnait sa tante d'avoir fait détruire tous les ponts successifs bâtis par son père, renchérit Charles.
– Ne vous laissez pas influencer par les médisances d'Ottilia, pas plus que par les proclamations d'indépendance de sa tante. Étudiez une formule qui satisfasse lord Simon, lequel reste – il vous l'a rappelé – le maître sur ces deux îles qui, autrefois, n'en faisaient qu'une, comme vous savez.
– Si je comprends bien, en exigeant un pont, lord Simon entend rétablir artificiellement l'unité territoriale détruite par l'érosion ! répliqua Charles.
– Et, pour ce faire, mon ami Simon a toute confiance en vous, je vous le répète. N'écoutez que l'ingénieur que vous êtes, et un peu votre ami Carver, à l'occasion. Surtout, ne vous laissez pas enjôler par notre Fish Lady, recommanda le major.
– Ah ! C'est qu'elle ne manque pas de charme, cette femme ! Un corps mince, à la fois nerveux et musclé, superbement proportionné, une grâce de ballerine et des yeux comme des escarboucles. Sa peau cuivrée par le soleil ajoute un ton sauvage à sa beauté exotique. C'est peut-être une sirène exilée sur la terre ferme…, badina Charles.
– Si vous l'aviez connue il y a vingt-cinq ans, mon cher, vous auriez été subjugué comme je le fus. Car je fus autrefois amoureux de Lamia, eh oui ! Mais, comme notre reine Élisabeth I re , Lamia se veut une femme sans homme. Est-ce vœu, méfiance justifiée ou incapacité physique, nul ne le sait, et personne ne s'aviserait de la questionner à ce sujet, dit le major avec un sourire malicieux.
– Il semble qu'elle préfère à la fréquentation des hommes celle des dauphins et des requins. D'ailleurs, quand je l'ai quittée hier, après une longue discussion, elle m'a passé au cou ce lacet auquel est suspendue une dent de squale, confia Charles en tirant l'objet de l'échancrure de sa chemise.
– Eh bien, mon cher, soyez flatté. C'est la première fois que Lamia offre un talisman à un étranger. Ça équivaut presque à une déclaration. Mais méfiez-vous des sirènes. Elles ensorcellent les hommes et les noient ! lança Carver, hilare.
Le Français ne fut qu'à demi déçu par le refus de Cornfield. Une passerelle, si élégante qu'il l'eût conçue, n'aurait pu constituer un ouvrage d'art digne de figurer dans les archives de l'École de la rue des Saints-Pères. Un polytechnicien diplômé des Ponts et Chaussées se devait plutôt de présenter aux futures promotions d'ingénieurs des réalisations exceptionnelles dont on exposerait longtemps les épures, les calculs et les maquettes.
Dès le lendemain de cette conversation, malgré une pluie diluvienne et de fortes rafales annonçant le premier ouragan de juin, il retourna seul sur les lieux. La force du
Weitere Kostenlose Bücher