Le Pont de Buena Vista
Soledad, ils savent ce qui se passe ailleurs, comment on vit, comment on travaille. Ils n'ignorent plus qu'il y a des machines, des boutiques, des jeux. Vous conduisez un combat d'arrière-garde, madame, dit doucement Charles.
– Sans doute, mais certains de Buena Vista résisteront aux fallacieux attraits du progrès, et je pourrai continuer à leur enseigner les principes et l'exemple de la vraie vie qu'ont pratiquée leurs aînés. Savez-vous que, sur Buena Vista, où le docteur Taylor n'est que rarement appelé, on vit plus vieux de deux ans en moyenne que sur Soledad ou Eleuthera ?
Charles renonça à poursuivre la conversation et fit mine de retourner à la benne du va-et-vient pour regagner Soledad. Elle le retint d'un geste affectueux.
– J'ai fait préparer une collation. Ne refusez pas mon hospitalité, dit-elle, presque suppliante, en prenant le bras de l'ingénieur.
D'un signe de la main, elle invita Mark Tilloy à les rejoindre. L'officier, qui par discrétion s'était éloigné pendant l'entretien véhément entre Charles et Lamia, fut surpris quand la sœur de Cornfield lui saisit le bras pour marcher entre les deux hommes jusqu'à sa demeure.
Avant de passer à table, alors que les invités se rinçaient les mains, Tilloy risqua à voix basse un commentaire :
– Vous avez réussi, au-delà de toute espérance, à dompter notre Fish Lady, dit-il à Charles.
– On ne pourra parler de réussite qu'au jour où, le pont étant construit, Lamia et Simon Cornfield, réconciliés, le franchiront ensemble. Le destin m'a certes envoyé sur ces îles pour lancer un pont, mais peut-être aussi pour qu'un frère et une sœur retrouvent ce qui les unissait au temps béni de l'enfance…, répliqua Charles.
Au cours des semaines qui suivirent, l'étude des sols de l'île et de l'îlot, aux seuls endroits où pourrait prendre appui, de part et d'autre, un ouvrage d'art, confirma pour l'ingénieur la nature calcaire et madréporique du terrain. Un socle corallien dur, alvéolé, couvert d'une mince couche, parfois inférieure à un demi-pied, de terre arable, constituait, comme partout dans l'archipel, la partie émergeante d'une plate-forme que les géologues supposaient formée par les restes d'organismes marins accumulés avant l'ère glaciaire.
Après de nouveaux entretiens avec Lamia, cordiaux mais parfois déroutants, et la patiente écoute des conceptions souvent irréalistes de Cornfield, Charles Desteyrac se convainquit qu'une solide passerelle suffirait à relier la pointe sud de Soledad à Buena Vista. Le cañon pouvait être enjambé par une arche classique. En examinant les vestiges du dernier ouvrage, emporté un an plus tôt par un ouragan, Charles comprit que l'ingénieur américain, en lançant un tablier horizontal fait de minces poutrelles de fer doux, avait rendu celui-ci vulnérable aux vagues les jours de tempête. Quant aux culées de maçonnerie construites par son confrère, Charles les jugea inadaptées, trop faibles pour retenir le tablier d'un pont métallique. Certains longerons, vrillés par la force de l'ouragan, et des entretoises tordues, pièces récupérées par les Arawak et qu'il reconnut dans certaines cases, en disaient long à la fois sur la fureur démentielle de l'océan et sur l'imprévoyance de l'ingénieur bostonien.
La passerelle en anse de panier qu'il conçut en quelques jours s'élèverait de plusieurs mètres au-dessus du cañon pour rester hors d'atteinte des lames les plus fortes. Ayant jeté une rapide esquisse sur le papier, Desteyrac demanda, par l'intermédiaire du major, audience à lord Simon. Les trois hommes se réunirent le soir même sur la véranda du manoir. Le lord marqua tout de suite sa désapprobation.
– Votre passerelle, si robuste soit-elle, sera emportée à la première tempête de juin ou juillet. Merci : nous avons déjà fait cette expérience. Elle m'a coûté plus de deux cent cinquante livres, dit Cornfield avec humeur.
– Ce petit pont à tablier plat avait été mal calculé, monsieur. Je vais vous expliquer : une arche faite de poutres-treillis en fer puddlé…
Cornfield l'arrêta d'un geste vif.
– Non, non et non ! Je ne veux pas d'une passerelle. Une passerelle n'est qu'un passage pour piétons. Je veux un pont, un vrai, où pourront circuler voitures et chariots. Si vous me comprenez bien, proposez-moi autre chose. Vous êtes ingénieur, que
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