Le Pont de Buena Vista
vent d'est interdisait tout usage du va-et-vient, dont les câbles chuintaient telles les cordes d'un violon désaccordé. Penché sur le cañon, il suivit un moment l'affrontement assourdissant des vagues venues du large avec la forte houle qui s'opposait à leur entrée dans l'archipel. Nées de ce combat, des gerbes écumantes escaladaient les parois rocheuses du pertuis pour retomber en mille cascades et éclaboussures.
Fasciné par le spectacle, Charles Desteyrac, aspergé d'embruns, s'assit sur un roc émergeant et fut, d'une manière imprévisible, visité par l'inspiration. Ce fut comme si la nature elle-même lui suggérait le moyen de se protéger de ses excès. Soudain s'imposa comme une évidence la cause véritable de la destruction des ponts jusque-là jetés sur ce semblant d'abîme. Tous les bâtisseurs précédents, ingénieurs ou charpentiers insulaires, avaient commis la même erreur en établissant, par commodité ou économie, l'ouvrage au plus étroit de la faille, c'est-à-dire à la verticale du point de rencontre des courants est et ouest. Or tout le mal venait du jaillissement impétueux né de la collision des vagues antagonistes. Ce phénomène produisait un geyser assez violent pour soulever un pont, le tordre, le disloquer. À quelques mètres de cette jonction, vers l'intérieur de l'archipel, la houle d'ouest, bien que forte et courant à la rencontre des vagues océanes, ne débordait pas de la faille.
En choisissant de bâtir un pont en un lieu où le cañon s'élargissait, on allongeait le tablier, ce qui rendait, certes, l'ouvrage plus coûteux. Cependant, assuré de tenir la bonne solution, Charles, courbé sous les rafales et trempé jusqu'aux os, parcourut la berge de Soledad à la recherche d'un site propice. Il repéra l'endroit où la faille, plus large de cinq ou six mètres, pourrait être franchie sans risque par un ouvrage de quelque importance. Autre avantage qu'il perçut en distinguant sous l'ondée la silhouette du petit manoir de Cornfield, posé sur la côte ouest de Buena Vista comme une pièce montée sur l'étal d'un confiseur : le pont lancé en ce lieu déboucherait sur l'îlot dans l'axe d'un chemin conduisant à la résidence d'été du lord, alors que les anciens ponts aboutissaient face à la maison de Lamia. Rentré chez lui, l'ingénieur se remit au travail afin de pouvoir soumettre, avant la fin de l'été, des plans inédits à Cornfield.
Au cours des semaines suivantes, avec l'aide de deux Indiens débrouillards, Charles Desteyrac prit sur les deux îles toutes les mesures nécessaires. Il passa ensuite beaucoup de temps devant sa planche à dessin, règle à calcul en main, pour déterminer, au moyen des formules mathématiques apprises à l'École, la dimension, la forme et la résistance des pièces nécessaires à la construction du tablier : montants, longerons, entretoises, semelles, membrures, ainsi que la surface et l'épaisseur des socles destinés à recevoir rouleaux et galets sur leurs rails. Il prit aussi en compte la flexion probable des longerons, supports d'un tablier de vingt-deux mètres et plusieurs tonnes. Le lançage, par propulsion ou roulage, d'un pont entièrement assemblé sur Soledad exigerait un chemin de roulement, un contrepoids d'un tonnage égal aux deux tiers de celui du tablier, et de puissants cabestans mus à bras d'hommes ou, mieux, par une machine à vapeur.
« Puisque lord Simon ne regarde pas à la dépense, peut-être pourrai-je en importer une des États-Unis, où les éléments du pont devront être fabriqués », se dit Charles, enfin conscient d'être en situation de construire un ouvrage qui ferait honneur à ses maîtres et à l'École. Dès lors, il innova avec audace et se présenta, un soir, chez le major Carver avec un projet complet.
– Reste à faire admettre à lord Simon le changement d'implantation du pont et son coût plus élevé que prévu, dit l'ingénieur après avoir présenté épures, croquis et vues cavalières de son projet.
Sur le papier, l'ouvrage offrait, sous une apparence de fragilité, une rigidité rassurante. Entre les membrures supérieures et les membrures inférieures portant le tablier, le treillis de renforcement, fait de poinçons et de contrefiches entrecroisés, aérait et allégeait le pont tout en lui conférant une grande résistance au vent. Au centre de l'arche de fer ainsi formée, à l'endroit où les poinçons verticaux
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