Le Pont des soupirs
demain matin si elle meurt… »
Un violent remous de fuyards sépara les deux hommes.
« Cent écus ! murmura Scalabrino. Le métier est bon… »
Il s’élança sur Silvia, et au moment où celle-ci tombait à la renverse, atteinte au front, il la saisit, la souleva, l’emporta, gagna une gondole, et disparut.
Peu à peu, l’énorme agitation de la veille s’apaisa et la nuit couvrit de ses ombres les cadavres de la place Saint-Marc.
Cette nuit-là, sur le quai des lagunes qui sont comme le vestibule de l’Adriatique, une pauvre chambre d’une maison délabrée était encore éclairée, vers trois heures du matin, c’est-à-dire à peu près au moment où Roland descendait vers le cachot n° 17.
Dans cette chambre, sur un mauvais lit, était étendue une femme dont le front ensanglanté était bandé de linges. A la tête du lit, une jeune fille qui portait le costume clair des filles du peuple veillait, debout, et parfois humectait les lèvres brûlantes de la blessée qu’elle regardait d’un air de compassion. Dans un coin de la pièce, un homme taillé en hercule était assis, immobile et silencieux.
La femme, c’était Silvia, la mère de Roland ; la jeune fille, c’était une pauvresse qui habitait la maison ; et l’homme, c’était le bandit Scalabrino.
Pourquoi n’avait-il pas encore tué Silvia ?
Le colosse se mit à se promener de long en large. Bien qu’il fût pieds nus, le bruit sourd de ses pas suffit sans doute à éveiller la blessée qui ouvrit les yeux.
Elle fit signe à Scalabrino de s’approcher du lit. Le bandit obéit avec une sorte de timidité qui était bien étrange chez un tel homme.
« Je vous reconnais, dit Silvia, c’est vous qui m’avez sauvée… »
Elle paraissait très calme.
Le bandit avait baissé la tête.
« Parlez, dit-elle doucement, j’ai besoin de savoir… il faut que je sache tout… C’est bien vous qui m’avez saisie au moment où j’ai reçu ce coup sur le front ?…
– Oui, madame, c’est moi… Quant à dire que je vous ai sauvée… par tous les diables, qu’ai-je donc depuis hier ? Enfin, bref, voici comment les choses se sont passées… Vous êtes sortie du palais… Je vous vois encore… Vous étiez si terrible que j’ai eu peur, moi qui n’ai jamais eu peur !…
– Continuez…
– Par sainte Marie Formose, on dirait que je tremble !… Alors, donc, vous vous êtes jetée parmi nous, et vous avez crié des choses telles que j’en sens encore mes entrailles frémissantes… et cela s’est passé au moment où les décharges d’arquebusades commençaient sur le peuple, et où les piquets et les hallebardes enveloppaient les plus enragés. Alors, voilà : les hommes d’armes se sont jetés sur vous. Et moi, avec mes bravi, j’ai foncé sur les hommes d’armes, je vous ai prise dans mes bras, et je vous ai portée ici…
– Ainsi, le peuple a été vaincu ?
– Vaincu, par l’enfer ! Une centaine de morts sur la place Saint-Marc, autant de noyés dans le canal, trois ou quatre cents blessés et des arrestations… Ah ! c’est cela le plus terrible…
– Ainsi, le peuple n’a pu pénétrer dans le palais ! reprit Silvia de cette même voix monotone et concentrée.
– Entrer dans le palais ! Autant essayer de défoncer la porte de monseigneur Satanas !… Non, madame, non… Mais pourquoi penser à ces choses ?… Allons, allons, dites-moi qui vous êtes…
– Mais d’où est venue la révolte ? demanda Silvia.
– La révolte, madame ! Je veux que le diable me torde le cou si je sais d’où elle vient ! Ce que je sais, moi, c’est que j’ai reçu vingt écus pour moi, et deux écus pour chacun de mes hommes pour crier : « Vive Roland Candiano ! » et tirer quelques coups d’arquebuse en l’air… »
Silvia écoutait maintenant, les yeux agrandis par l’attention profonde et par l’horreur de ce qu’elle entrevoyait.
« Si j’avais su ! continua le bandit soudain assombri, je n’aurais pas crié d’aussi bon cœur, même pour cent écus !… Car savez-vous ce qu’on dit, madame ?…
– Que dit-on ?… Voyons, parle !
– Eh bien, on dit que, à cause de nos cris, à cause de nos arquebusades, à cause du désordre que nous avons mis dans le peuple, Roland Candiano est en prison… Malheur !… Si cela est, jamais je ne me pardonnerai !…
– Cela est ! dit Silvia. Misérable… C’est donc toi qui as fomenté la fausse révolte
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