Le Pont des soupirs
du supplicié !…
Sur la chaise, ils attachèrent un homme que cinq ou six soldats portaient tout ligoté ; cet homme avait la tête couverte du voile noir des condamnés… Et quand il fut solidement attaché sur la chaise de pierre, le groupe entier s’ouvrit, s’écarta pour que Roland pût voir. Quelqu’un prononça :
« Qu’on lui ôte le voile !… »
Roland reconnut le Grand Inquisiteur Foscari – et près de lui, il reconnut le bourreau.
Le bourreau enleva le voile noir. Et un cri déchirant, un cri d’abominable angoisse jaillit des lèvres de Roland :
« Mon père !… Mon père !… C’est mon père !… »
Le vieux Candiano, lui aussi, avait reconnu Roland !
Dès lors, le père et le fils ne se quittèrent plus des yeux jusqu’à la fin de l’épouvantable scène.
Soudain, la voix de Foscari s’éleva de nouveau :
« Candiano, le tribunal vous fait grâce de la vie…
– De quel droit le tribunal m’a-t-il jugé sans m’entendre ?
– Le tribunal, répondit Foscari, s’est inspiré de l’intérêt supérieur de la république. Il vous a jugé, il vous a condamné. Vous avez la vie sauve… Mais le Conseil a dû prendre les mesures nécessaires pour vous mettre hors d’état de nuire à la république…
– Je comprends ! fit amèrement Candiano, vous vous êtes assemblés dans l’ombre comme des lâches et vous avez décidé de me jeter dans quelque cachot d’où je ne sortirai jamais. Frappez-moi pour avoir été le vigilant gardien de nos lois, pour avoir pensé et agi selon l’éternelle justice !… Mais mon fils, que vous a-t-il fait ? Un enfant de vingt ans, messieurs ! S’il vous reste un sentiment d’humanité dans le cœur ; vous l’épargnerez. Vous épargnerez la noble jeune fille qui pleure et se désespère. C’est ma suprême prière. A ce prix, je consens avec joie à terminer ma vie dans les puits ou sous les plombs !…
– Candiano, dans une heure vous serez libre !… »
Un cri de joie échappa à Roland :
« Mon père ! vous êtes libre ! Foscari, soyez béni ! »
Un sombre sourire crispa les lèvres de l’Inquisiteur. Quant à Candiano, il avait frémi d’épouvante.
« Oh ! murmura-t-il, ils ne feront pas cela. Non… ce serait trop affreux ! »
Il avait compris, l’infortuné !
« Bourreau, dit tout à coup Foscari, fais ton devoir !
– Le bourreau ! bégaya Roland. Que vient faire là le bourreau, puisque mon père est libre !…
– Roland ! Roland ! cria le vieux Candiano dans une clameur de sublime abnégation, ne regarde pas !… »
Mais Roland regardait ! Ses yeux hypnotisés ne pouvaient se détacher de l’horrible spectacle.
Au moment où Foscari prononça l’ordre fatal, le bourreau, d’un geste brusque, s’approcha de Candiano et lui plaqua un masque de métal sur le visage. A l’intérieur du masque, à la hauteur des yeux, il y avait deux pointes d’acier fines comme des aiguilles… Le bourreau appliqua sa main gauche sur la tête du condamné pour la maintenir.
Et alors, tandis que Roland criait grâce et pitié, tandis que le vieillard se débattait dans un spasme ultime de l’instinct, la main droite appuyait fortement sur le masque. On entendit un râle.
Roland s’affaissait évanoui. Le vieux Candiano à qui le bourreau, d’un tour de main, enlevait son masque et les liens, se levait tout droit, les mains étendues, le visage troué de deux cavités sanglantes…
Le bourreau venait de lui crever les yeux !
L’effrayante opération avait été si habilement accomplie que les yeux de l’infortuné saignèrent à peine. Seulement ses paupières convulsées par la souffrance demeuraient largement ouvertes, et cela faisait une figure épouvantable.
Deux hommes le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent hors du palais ducal. A un quai, une grande barque attendait.
On fit monter l’aveugle dans la barque.
Elle s’éloigna aussitôt à force de rames et navigua longtemps. A l’endroit où la barque toucha terre, une voiture attendait, attelée de deux vigoureux chevaux. On hissa l’aveugle dans la voiture comme on l’avait fait entrer dans la barque. Et la voiture partit au galop de ses chevaux. Elle courut pendant de longues heures et s’arrêta enfin quelque part, à l’entrée d’un village.
Alors, on fît descendre l’aveugle. Candiano sentit qu’on lui fixait un sac sur l’épaule au moyen de bretelles et qu’on lui plaçait un
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