Le Pont des soupirs
alors, se pencha sur la femme qu’il venait de délivrer.
A ce moment l’inconnue ouvrait les yeux.
« Vous ! prononça-t-elle, à la vue de Roland, d’une voix dont chaque vibration était une chaude caresse. Ah ! c’est être sauvée deux fois que de l’être par vous !…
– Madame… » fit le jeune homme, interdit.
Mais déjà, sans lui laisser le temps de continuer, elle avait prit sa main, et murmurait :
« J’ai peur ! oh ! j’ai peur… Vous ne refuserez pas de m’escorter jusque chez moi… je vous en supplie…
– Madame, je m’appelle Roland Candiano, et je serais indigne de l’illustre nom que je porte, si je vous refusais ma protection.
– Merci ! oh ! merci ! » dit-elle avec la même ferveur.
Elle l’entraîna. Deux cents pas plus loin, sur les bords d’un canal, elle s’arrêta. Une somptueuse gondole attendait là. Ils prirent place sous une tente en soie brochée d’or. Et le barcarol se mit à pousser activement la gondole.
Ils ne disaient rien – lui, repris par son rêve d’amour. Et, elle, la divine Imperia, roulant dans son sein de marbre les tumultes de sa passion.
Imperia ! La fameuse, la fastueuse courtisane romaine amenée à Venise par le noble Davila, le plus riche des Vénitiens, le plus écouté dans le Conseil des Dix !…
Imperia, si belle en effet, si adorée, qu’à son départ les Romains lui élevèrent en reconnaissance de sa beauté un monument public comme à une déesse !…
Roland ne la connaissait que de réputation. Mais lorsque la gondole s’arrêta enfin et qu’ils eurent débarqué, lorsqu’il vit les vingt serviteurs s’empresser au-devant de sa compagne, lorsque d’un coup d’œil il eut embrassé la façade en marbre blanc avec ses statues, ses huit colonnes de jaspe, ses corniches fouillées comme une dentelle, alors il reconnut devant quelle demeure il se trouvait et à quelle femme il avait servi de chevalier.
« Soyez généreux jusqu’au bout en honorant cette maison de votre présence… »
La voix ardente suppliait. Le jeune homme entra !…
Imperia le conduisit dans une salle où une profusion de fleurs rares, des tentures et des tapis de l’Inde, des tableaux dignes des palais princiers de Florence et de Ferrare, des glaces somptueuses et des lampadaires d’or massif révélaient le faste, le raffinement et le goût artistique de la courtisane pour laquelle l’opulent Davila avait englouti déjà les trois quarts d’une fortune colossale.
« Ne voulez-vous pas vous asseoir ? demanda-t-elle.
– Madame, répondit Roland, vous voici chez vous, en parfaite sûreté. En demeurant plus longtemps, je vous rendrais importun le faible service que j’ai eu la joie et l’honneur de vous rendre.
– Importun ! vous ! Ah ! monsieur, ce que vous dites là est cruel et me prouve que vous refusez de lire dans mes yeux ce qui se passe en mon pauvre cœur tourmenté !
– Nos voies sont différentes, madame. En vous disant adieu, je vous supplie de croire que j’emporte de cette rencontre une vive admiration pour votre courage dans le danger et une sincère reconnaissance pour la souveraine grâce de votre hospitalité. »
Elle se plaça devant lui, poussée par un de ces coups de passion qui affolent soudain les femmes aux minutes des crises d’âme :
« Vous ne voyez donc pas que je vous aime ! Vous ne voyez donc pas que je vous offre la tendresse brûlante de mon cœur et les caresses de mon corps ! Vous ne voulez donc rien voir ! Vous n’avez donc pas vu que depuis trois mois je vous suis pas à pas !
– Madame… de grâce, revenez à vous…
– Savez-vous pourquoi j’ai quitté Rome, mes poètes, mes artistes, tout un peuple qui m’adorait ! Savez-vous pourquoi j’ai suivi Jean Davila dans Venise ? C’est que je vous avais entrevu l’an dernier lorsque vous vîntes en ambassade auprès du pape ? Savez-vous pourquoi j’ai fait édifier ce palais sur le Grand Canal ? C’est que de là je pouvais tous les jours voir passer votre gondole ! Savez-vous pourquoi j’ai dépensé des millions pour orner cette demeure ? C’est que j’espérais en faire le temple de notre amour ! O Roland ! Roland ! quel affreux mépris je lis dans vos yeux !…
– Je ne vous méprise pas, je vous plains…
– Tu me plains ! J’aimerais mieux ton mépris encore… Mais non ! Plains-moi ! Car ce sont d’épouvantables tourments qui me rongent, lorsque je songe à
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