Le Prince
toutefois le mot bien peut être jamais
appliqué à ce qui est mal), lorsqu'on les commet toutes à la fois,
par le besoin de pourvoir à sa sûreté, lorsqu'on n'y persiste pas,
et qu'on les fait tourner, autant qu'il est possible, à l'avantage
des sujets. Elles sont mal employées, au contraire, lorsque, peu
nombreuses dans le principe, elles se multiplient avec le temps au
lieu de cesser.
Ceux qui en usent bien peuvent, comme
Agathocle, avec l'aide de Dieu et des hommes, remédier aux
conséquences ; mais, pour ceux qui en usent mal, il leur est
impossible de se maintenir.
Sur cela, il est à observer que celui qui
usurpe un État doit déterminer et exécuter tout d'un coup toutes
les cruautés qu'il doit commettre, pour qu'il n'ait pas à y revenir
tous les jours, et qu'il puisse, en évitant de les renouveler,
rassurer les esprits et les gagner par des bienfaits. Celui qui,
par timidité ou par de mauvais conseils, se conduit autrement, se
trouve dans l'obligation d'avoir toujours le glaive en main, et il
ne peut jamais compter sur ses sujets, tenus sans cesse dans
l'inquiétude par des injures continuelles et récentes. Les cruautés
doivent être commises toutes à la fois, pour que, leur amertume se
faisant moins sentir, elles irritent moins ; les bienfaits, au
contraire, doivent se succéder lentement, pour qu'ils soient
savourés davantage.
Sur toutes choses, le prince doit se conduire
envers ses sujets de telle manière qu'on ne le voie point varier
selon les circonstances bonnes ou mauvaises. S'il attend d'être
contraint par la nécessité à faire le mal ou le bien, il arrivera,
ou qu'il ne sera plus à temps de faire le mal, ou que le bien qu'il
fera ne lui profitera point : car on le croira fait par force,
et on ne lui en saura aucun gré.
Chapitre 9 De la principauté civile
Parlons maintenant du particulier devenu
prince de sa patrie, non par la scélératesse ou par quelque
violence atroce, mais par la faveur de ses concitoyens : c'est
ce qu'on peut appeler principauté civile ; à laquelle on
parvient, non par la seule habileté, non par la seule vertu, mais
plutôt par une adresse heureuse.
À cet égard, je dis qu'on est élevé à cette
sorte de principauté, ou par la faveur du peuple, ou par celle des
grands. Dans tous les pays, en effet, on trouve deux dispositions
d'esprit opposées : d'une part, le peuple ne veut être ni
commandé ni opprimé par les grands ; de l'autre, les grands
désirent commander et opprimer le peuple ; et ces dispositions
contraires produisent un de ces trois effets : ou la
principauté, ou la liberté, ou la licence.
La principauté peut être également l'ouvrage
soit des grands, soit du peuple, selon ce que fait l'occasion.
Quand les grands voient qu'ils ne peuvent résister au peuple, ils
recourent au crédit, à l'ascendant de l'un d'entre eux, et ils le
font prince, pour pouvoir, à l'ombre de son autorité, satisfaire
leurs désirs ambitieux ; et pareillement, quand le peuple ne
peut résister aux grands, il porte toute sa confiance vers un
particulier, et il le fait prince, pour être défendu par sa
puissance.
Le prince élevé par les grands a plus de peine
à se maintenir que celui qui a dû son élévation au peuple. Le
premier, effectivement, se trouve entouré d'hommes qui se croient
ses égaux, et qu'en conséquence il ne peut ni commander ni manier à
son gré ; le second, au contraire, se trouve seul à son rang,
et il n'a personne autour de lui, ou presque personne, qui ne soit
disposé à lui obéir. De plus, il n'est guère possible de satisfaire
les grands sans quelque injustice, sans quelque injure pour les
autres ; mais il n'en est pas de même du peuple, dont le but
est plus équitable que celui des grands. Ceux-ci veulent opprimer,
et le peuple veut seulement n'être point opprimé. Il est vrai que
si le peuple devient ennemi, le prince ne peut s'en assurer, parce
qu'il s'agit d'une trop grande multitude ; tandis qu'au
contraire la chose lui est très aisée à l'égard des grands, qui
sont toujours en petit nombre. Mais, au pis aller, tout ce qu'il
peut appréhender de la part du peuple, c'est d'en être abandonné,
au lieu qu'il doit craindre encore que les grands n'agissent contre
lui ; car, ayant plus de prévoyance et d'adresse, ils savent
toujours se ménager de loin des moyens de salut, et ils cherchent à
se mettre en faveur auprès du parti auquel ils comptent que
demeurera la victoire. Observons, au
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